Par

jean_ristat.jpg

Jean Ristat nous a quittés. Je ne redirai pas ici la douleur de voir partir un ami : je l’ai déjà dite ailleurs. Mais je veux profiter de cette chronique pour inviter nos lecteurs à se pencher sur les poèmes de celui dont ils ont pu, ici ou là, lire les nécrologies, plus ou moins inspirées, selon les partis pris des journaux concernés. L’œuvre est vaste : il n’y a qu’à choisir. Je choisis, moi, cet extrait d’Artémis chasse à courre paru en 2007, le premier ouvrage de Jean Ristat que j’ai pu lire. Il serait malaisé d’en faire à lui seul une miniature de son œuvre ; il comprend tout de même beaucoup de ce qui distingue Jean Ristat parmi les poètes contemporains. On y retrouve son alexandrin boiteux, qu’il partage avec d’autres poètes des années 1960-1970 (comme Denis Roche ou Rouben Mélik), mais qu’il a su rendre si personnel. Les coupures au couteau sont ici plus discrètes (il n’apparaît qu’une fois dans le passage : « … en / Core ») : le poète est comme emporté par son sujet narratif pour adopter un ton moins haché, plus rythmé, moins « formel », pourrait-on dire. Ce vers plus relâché permet à Jean Ristat d’embrasser pleinement son sujet. Reprenant la tradition de la littérature cynégétique (c’est-à-dire la littérature liée à la chasse, dont l’apogée se situe au Moyen Âge), il dépeint la chasse au loup de la déesse Artémis. À ce traitement antique(1) d’un genre médiéval, le poète mêle un univers baroque qu’il apprécie par-dessus tout (ce sont les images du théâtre, de la métamorphose, des enchantements, c’est encore ce mot de « harloup », qui vient faire haleter le vers comme un refrain, attesté au XVIe siècle, qui désigne le haro du chasseur de loup pour exciter ses chiens…) et des images plus modernes, comme cette lune, comparée à une « vieille casserole cabossée ». Jean Ristat met en exergue de son livre cette citation de Roger Vailland : « C’est encore la littérature cynégétique qui nous permettra de retrouver la définition de la poésie. » Dont acte pour le poète. La poésie comme chasse à courre du poète chasseur d’image. La poésie comme chasse, entendue au sens d’un désir tendu à l’extrême, une course à la vie, à la mort, l’exacerbation bestiale de ces deux pulsions, comme passage de l’une à l’autre. Artémis avec ses chiens est aussi traditionnellement associée à Hécate, la déesse des carrefours, divinité infernale, tellurique, pulsionnelle, liée à la lune (encore elle…) et à la magie. Derrière ce loup, on peut voir bien des choses : la faim, physique, presque sexuelle (on pense à l’expression « voir le loup »…), le monstre primordial qui effraie les enfants et que l’adulte aimerait bien refouler, et aussi, peut-être, un avatar du poète. Et si, à la fin du poème, Artémis épargne mystérieusement le loup, c’est peut-être que la vierge déesse ne s’y trouve pas aussi insensible qu’elle le souhaiterait... 
Victor Blanc

(1). Au cortège de la déesse, à Apollon, on peut également ajouter, comme référence antique, une reprise du célèbre vers de Virgile qui a marqué l’histoire de la poésie par son hypallage (c’est-à-dire, ici, l’attribution d’un adjectif pour qualifier un terme A alors que la logique l’aurait attendu attribué au terme B, et inversement) : Virgile « Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire, à travers l’ombre » et Ristat « Ils allaient obscurs dans l’ombre la plus obscure ».


À l’enclume de la nuit apollon martèle
La lune vieille casserole cabossée
Et blanchie aux fleurs ronflants de l’empire des
Morts voici l’heure des métamorphoses et des
Enchantements Ô théâtre où tout s’échange et
Se déplie les mots comme fleurs de papier
[…]
Ils allaient obscurs dans l’ombre la plus obscure
Pris au piège d’un travestissement aussi
Enfantin que funeste car de la bête ou
De l’homme on ne pouvait plus dire le nom propre
Certains armés de bâtons ou de longs couteaux
Demandaient aux buissons le secours d’un refuge
D’autres entendaient le sol gronder sous leurs pieds et
S’enfonçaient dans la ténèbre goulue comme
La bouche d’un marais pour n’en plus revenir
[…]
Harloup harloup après après à route à route
Les amis sentez le sang chaud et la fiente en
Core fraîche régalez-vous mes beaux harloup
Voici la viande qu’ils ont vomie pour
Vous en courant dit-elle alors que
Ses lévriers se préparaient à bondir sur les
Chiens et n’en faire qu’une bouchée harloup

Jean Ristat, « La chasse du loup », 
Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup, 
Gallimard, 2007.

Cause commune 37 • janvier/février 2024