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La démarche du commun est une approche de grande portée. Elle est de nature à renouveler notre stratégie politique tout en lui donnant un champ plus vaste.

Le caractère essentiel des « communs numériques »
La question des communs numériques peut également illustrer la démarche. Le développement des réseaux comme celui des technologies permettant de passer directement de la disponibilité de l’information à la fabrication décentralisée ont créé une situation nouvelle. Ils ont démultiplié de manière exponentielle les nécessités et les possibilités de partage entre les humains. En effet, contrairement à un bien ou à un service, la caractéristique d’une information est que l’on ne s’en dessaisit pas quand on la partage. Avec la révolution numérique un nouveau continent de l’activité humaine a été découvert qui porte des potentialités immenses (bien que contradictoires) au service du progrès humain. Si l’on veut sauvegarder ces potentialités, l’avancée du numérique ne doit pas être enserrée dans le carcan de l’appropriation pour le profit qui est consubstantielle au capitalisme. C’est ce que porte, pour l’essentiel, un mouvement puissant, mondial et multiforme qui s’est développé dans ce vaste champ d’activité.
Il est là encore impossible de tenter une analyse complète du bouillonnement intellectuel et militant présent en ce domaine. Rappelons à titre d’illustration le développement depuis un peu plus de quinze ans de Wikipédia, première encyclopédie interactive mondiale, celui des mouvements pour le logiciel libre, pour l’open source (qui veut aller plus loin en favorisant l’amélioration collective des logiciels par l’accès au code source), la multiplication des tiers lieux créatifs dont celui des fab-labs. Soulignons la myriade de projets collaboratifs et coopératifs permis, dans tous les domaines, par les outils numériques. Rappelons bien sûr les multiples batailles contre la mainmise des grands groupes mondiaux (les GAFA) sur les réseaux et plus globalement sur les outils numériques.

« L’avancée du numérique ne doit pas être enserrée dans le carcan de l’appropriation pour le profit qui est consubstantielle au capitalisme. »

Cette dernière remarque conduit à rappeler que le numérique est, comme toutes les activités humaines, l’objet d’une bataille acharnée du capital pour le transformer en un gisement de profits. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, la démarche pour développer les communs ne se situe pas en dehors de l’affrontement de classe. Cette remarque nous rappelle que le capital lui-même est confronté au caractère incontournable du commun – pas seulement dans le numérique d’ailleurs – et qu’il tente d’en assumer une certaine gestion visant à l’intégrer dans les stratégies de rentabilité financière. Mais, pour cela, il doit l’amputer de certaines de ses caractéristiques essentielles concernant notamment la nature et les finalités de son « gouvernement ». D’où une contradiction sur laquelle nous devons savoir porter le fer.
Pour résumer l’ensemble de ce propos concernant le numérique, nous voyons se constituer un nouveau champ d’activité, de luttes et de transformations concrètes qui marquent en profondeur la société. Nous avons pris beaucoup de retard dans la prise de conscience de ces réalités et de leur portée. Depuis quelques années nous avons décidé de nous y impliquer pleinement. Déployons les efforts nécessaires pour cela. C’est vital pour la pertinence et le rayonnement de notre action. La politique est d’ailleurs d’ores et déjà transformée par cette réalité.

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Un champ de renouvellement démocratique
La troisième illustration de la vigueur du Commun concerne l’aspiration démocratique à pouvoir exprimer son opinion et à être partie prenante des décisions qui influencent notre vie. Depuis bien des années, mais avec une forte accélération dans la dernière période, nous savons que c’est une donnée montante dans la société. Notons qu’elle résiste aux offensives de régression démocratiques que mettent en place les forces politiques du capital. Cette aspiration s’exprime de manière protéiforme.
Au positif, pour revendiquer plus de participation dans les organisations du travail, exiger des processus de décisions collectifs dans les luttes ou encore pour soutenir des formes novatrices de démocratie participative. D’ailleurs, certaines entreprises prennent en compte ces revendications pour les dévoyer vers des impasses qu’illustre la mode managériale des « entreprises libérées », censées fonctionner sur la base de l’auto-détermination  et de l’auto-organisation des salariés. évidemment ces derniers n’ont aucunement les moyens d’influer sur les finalités et les objectifs structurants. Ce sont souvent des créateurs de start-up qui mettent en avant ce modèle. En réalité, celui-ci est un excellent paravent pour des pratiques autocratiques
Au négatif, en rejetant de plus en plus le travail aliénant, voire le travail salarié dans son ensemble ou en se plaçant en retrait vis-à-vis d’un système politique dans lequel la voix du plus grand nombre ne compte pas (ce sont toujours les mêmes politiques qui sont conduites au profit des mêmes, au détriment des mêmes).
Le lien entre cette aspiration démocratique et la volonté d’agir ensemble qui caractérise le commun est évi­dent. Penser, exprimer, échanger sont les caractéristiques même du commun. Cela confirme que le développement des communs ne tient pas seulement à leur nature mais surtout au fait qu’ils sont gérés en commun.

Penser en termes « d’agir commun »
À mon sens, les communistes doivent adopter l’attitude la plus ambitieuse et la plus inclusive pour concevoir et développer leur intervention en ce domaine. Pour l’essentiel, c’est la pratique collective qui crée le commun. Celui-ci n’est pas tant un objet qu’une démarche. Pour évoquer encore une fois la thèse de Dardot et Laval on peut souligner que le commun est avant tout un « agir commun ». Il implique de déterminer en commun les objectifs que l’on veut poursuivre, de concevoir en commun les moyens de les atteindre, de décider réellement en commun pour agir effectivement en commun. Il implique aussi des processus instituant des règles de gestion (certains disent de gouvernement) des communs ainsi définis.
Si nous nous plaçons dans cette perspective, nous comprenons la différence existant entre le commun (cette démar­che) et les communs (les objets ou activités auxquels la démarche s’applique). Plus encore, cette conception large permet d’explorer de manière novatrice (en tout cas renouvelée) des terrains essentiels. La culture, le logement et l’urbanisme, la santé, l’éducation entrent à l’évidence dans ce champ et la liste n’est, bien sûr, pas complète.

« Resituer nos propositions dans la logique du commun, avoir toujours le souci de favoriser la convergence avec d’autres qui recherchent le même type de solutions, sans raisonner obligatoirement comme nous, est essentiel. »

Si nous réfléchissons à l’entreprise, des perspectives d’action et de luttes peuvent s’ouvrir. Cela fait des années que nous soulignons que l’entreprise ne peut être réduite au seul capital. Elle est avant tout constituée par des interactions sociales : des savoirs, des qualifications, des collectifs, des organisations, des relations avec des fournisseurs, des sous-traitants et des clients, une insertion dans des territoires et des écosystèmes. Ce sont des communs ! Ils relèvent d’une gestion en commun qui implique des pouvoirs nouveaux, des pouvoirs effectifs.
Au-delà de l’entreprise, des questions structurantes peuvent être abordées en ces termes. Mentionnons à titre d’exemple le droit à l’emploi pour tous ou encore la gestion monétaire.

Un enrichissement de notre stratégie politique
La démarche du commun est comme on le voit de grande portée. Elle est de nature à renouveler notre stratégie politique tout en lui donnant un champ plus vaste.
En premier lieu, elle peut nous permettre de travailler de manière plus concrète et plus précise sur le sens de notre combat. Placer au cœur de notre activité « l’agir ensemble » face à l’idéologie désormais dominante de la concurrence de chacun contre tous, valoriser explicitement et comme un objectif essentiel la démarche de coopération peut nous aider à faire comprendre de manière plus synthétique et plus lisible ce que signifie notre action.
Ensuite, elle peut nous permettre de traiter l’un des angles morts les plus préjudiciables à notre influence politique : celui de l’utilité concrète. En évoquant cette question je fais référence à la possibilité de mener des combats potentiellement victorieux sur des sujets certes sectoriels mais néanmoins structurants, de nature à changer la vie de millions de gens sans attendre des transformations plus globales. Si nous acceptons d’être lucides, nous savons bien qu’aujourd’hui, dans les faits, nous sommes présents sur deux terrains principaux qui ont du mal à s’articuler vraiment.
D’un côté, nous participons à des batailles importantes et absolument nécessaires. Pourtant, face à un capitalisme pugnace et belliqueux, ces batailles sont le plus souvent perçues comme défensives. Même quand elles sont victorieuses (ce qui est de plus en plus difficile), même quand nous veillons à lier défense et perspectives dans nos explications, ces batailles nous font, malgré notre volonté, apparaître comme des défenseurs de l’existant. Ainsi, nous sommes vulnérables sur le terrain de l’image passéiste qu’on veut donner de nous. De surcroît, nous ne mettons pas assez en perspective, pas assez en « sens cohérent », les batailles constructives dans lesquelles nous sommes actifs par exemple pour la création de solutions coopératives ou le développement des circuits courts.
D’un autre côté, nous développons une argumentation sur la nécessité de changements politiques profonds pour sortir de la crise et mener dans tous les domaines une politique au service du progrès humain durable. C’est évidemment pertinent et essentiel. Mais dans la situation actuelle (et en réalité cette situation dure depuis de nombreuses années) cela n’apparaît pas crédible face aux multiples déceptions et trahisons subies par notre peuple, face à l’émiettement présent de la gauche et au scepticisme qu’il provoque. Bref, nous apparaissons coincés entre un certain pointillisme dans les luttes et une approche trop globalisatrice.
La démarche du commun peut nous permettre de sortir de cette configuration en nous permettant d’opérer un saut qualitatif dans notre engagement pour des combats sur des terrains novateurs où nous pouvons rassembler majoritairement et où les contradictions du capital sont telles que des avancées structurantes sont possibles. Pourrions-nous ainsi reprendre pied sur le terrain de l’espoir ? Tel est l’enjeu et il n’est pas mince.
Nous avons évoqué plus haut la manière renouvelée avec laquelle nous pouvons aborder la bataille sur les services publics en mettant l’accent sur les pouvoirs ou les objectifs de gestion. Cela nous permettrait de mieux faire comprendre que notre conception n’est pas de choisir entre le privé ou la technocratie d’État. Mais qu’elle repose sur une conception vraiment alternative.
Nous avons parlé également des communs numériques, Nous avons évoqué la culture, ou encore le logement et l’urbanisme. Nous pouvons illustrer le propos avec un dernier exemple.
Construire et gérer « en commun » la sécurisation de l’emploi et de la formation tout au long de la vie est un objectif crédible. Créer pour cela des outils financiers et institutionnels qui font système peut rencontrer les préoccupations du plus grand nombre. Le chômage est, en effet, de plus en plus vécu comme un scandale inacceptable dans une société où les dividendes explosent et où les riches s’enrichissent toujours plus. Ce qui coince, c’est que la solution politique n’apparaît pas à l’évidence. Resituer nos propositions dans la logique du commun, avoir toujours le souci de favoriser la convergence avec d’autres qui recherchent le même type de solutions sans raisonner obligatoirement comme nous est essentiel. C’est une question où les choses sont en train de bouger. Sachons déployer nos efforts sur ce point avec l’audace nécessaire. Comme on le voit, la bataille pour le commun est riche de potentialités transformatrices. Elle ouvre des perspectives prometteuses pour répondre à des questions majeures posées à l’humanité avec la transformation du travail, les enjeux du numérique, la transition écologique ou encore les aspirations démocratiques pour assurer les conditions d’un progrès humain durable. Avoir le courage de décider que des biens, des services et des interactions sociales majeures doivent être émancipés de la domination prédatrice et déclarés inappropriables est une avancée vers une société de solidarité et de coopération. L’agir commun conçu comme une vision renouvelée du vivre ensemble et de la construction du destin humain peut ouvrir une nouvelle ère pour la démocratie. Il correspond à une nécessité de notre époque tout en élargissant le champ du possible.
Intégrer pleinement ces approches novatrices peut permettre à notre parti d’enrichir et d’élargir sa stratégie politique. La démarche du commun peut contribuer efficacement à notre combat pour le dépassement du capitalisme jusqu’à son abolition et l’instauration d’une société post-capitaliste que nous appelons le communisme.

Alain Obadia est président de la Fondation Gabriel-Péri.

1. La première partie de l’article est parue dans Cause commune, n° 2, novembre-décembre 2017.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018