Critiques (Cause commune n° 35)

La ligue d'Action française(1905-1936) Organisations, lieux et pratiques militantes

Peter Lang, 2022
Anne-Catherine Schmidt-Trimborn
par Pierre Labrousse
L’ouvrage d’Anne-Catherine Schmidt-Trimborn, docteure en histoire contemporaine, s’inscrit dans une volonté de renouvellement historiographique, l’histoire de la ligue d’Action française s’étant longtemps limitée à une histoire des idées ou à des études de cas régionales.
Fondée en 1905, et se distinguant, avec son « nationalisme intégral », des autres organisations royalistes, la ligue est ici étudiée de sa naissance à sa dissolution, en 1936. La structure du livre permet une étude globale de l’Action française : son organisation, ses acteurs, ses pratiques politiques et enfin ses interactions avec l’extérieur et ses contradictions internes. S’il s’agit donc d’histoire politique, celle-ci rencontre l’histoire sociale, mais aussi des notions de sociologie et de science politique. La notion de « rétribution du militantisme » par exemple, pour comprendre l’engagement des militants monarchistes et la mise à l’honneur de la violence.
La question des sources est essentielle pour faire une histoire s’intéressant non seulement à l’organisation, mais aussi aux militants. À la mobilisation de sources des archives nationales et des préfectures de police vient s’ajouter celle des sources partisanes, notamment le journal L’Action française.
A.C. Schmidt-Trimborn pose comme fil rouge de son ouvrage les rapports entre l’idéologie maurrassienne et le militantisme effectif de l’Action française. Entre violence rhétorique et théorisée, et le danger réel que la ligue représentait pour le régime républicain.
L’ouvrage parvient à mettre en lumière la complexité de l’organisation, de ses liens avec le reste de la mouvance royaliste, de la diversité de ses modalités d’implantation sur le territoire, et du rapport entre sa violence rhétorique et sa violence réelle. Les attaques contre la République, des forces monarchistes du XIXe siècle au fascisme naissant du début du XXe siècle, jusqu’à l’actuelle montée de l’extrême droite, rendent nécessaire une compréhension fine de ses mouvances à travers l’histoire. Si Maurras semble « tenir » ses militants, si la violence de la ligue n’a pas représenté une vraie menace de renversement du régime républicain, et que de réelles différences doctrinales et de pratiques politiques existent entre la ligue et le fascisme se développant alors en Allemagne et en Italie, l’Action française reste un acteur influent du développement des idées nationalistes et d’extrême droite dans la première moitié du XXe siècle. 

Les correspondants de L’Humanité. Regards photographiques


Vincent Lemire, Yann Potin, Danielle 
Tartakowsky, Laetitia Real-Moretto (Dir.)Seuil, 2022,
par Hoël Le Moal
Voilà un ouvrage remarquablement édité ! Deux cent cinquante-six pages qui reviennent, en textes et en images (pour la plupart conservées aux archives départementales de Seine-Saint-Denis), sur l’incroyable aventure des correspondants du journal L’Humanité. Si Paul Vaillant-Couturier créé en 1924 un réseau de correspondants ouvriers et paysans, celui-ci est totalement refondé après la Seconde Guerre mondiale jusqu'à compter cinq mille membres en 1959, selon leur bulletin. La première partie de l’ouvrage revient sur ce « journalisme de l’engagement » et permet d’approcher la sociologie de ces correspondants-photographes bénévoles : beaucoup d’ouvriers, notamment de Renault, des cheminots (essentiellement en région parisienne)... Michel Tartakowsky, secondé de Paulette Jourda, organise le service à partir de 1956. Tous les collaborateurs sont passionnés de photo, et il s’agit bien de « transmettre les faits qui feront de L’Humanité le miroir exact de la vie et des luttes », car les correspondants sont investis au quotidien dans leur usine, leur service, leur atelier... Comme Claude Even, dessinateur industriel à la SNECMA, ou Raymond Tessier de Sud-Aviation à Saint-Nazaire, un des premiers à documenter de l’intérieur la grève de mai 1968.
La seconde partie de l’ouvrage, la plus longue, est consacrée à ce qui est mis sur pellicule, « une photographie de combat » : états généraux du désarmement à Saint-Ouen en 1963, mobilisations contre la guerre d’Algérie (la célèbre et terrible image « Ici on noie les Algériens » a été prise en 1961 par le correspondant Jean Texier), obsèques de Maurice Thorez, loisirs ouvriers, et surtout grèves, luttes, toute la vie militante des années 1960 et 1970. La professionnalisation de la photographie de presse, mais surtout le déclin de la diffusion du journal comme celui du mouvement communiste dans son ensemble à partir des années 1980 conduisent à la fermeture du service en 1999. Parmi les dernières images de l’ouvrage : les expulsés de la rue Compans en 1990, la mobilisation des sans-papiers de 1997, comme les ultimes traces de la grande qualité de cette documentation de la vie politique et sociale de la seconde moitié du XXe siècle. 

Féminicène. Les vraies raisons de l'émancipation des femmes. Les vraies dangers qui la menacent

Véra Nikolski, Fayard, 2023

par Florian Gulli
Le livre mobilise la grille d’analyse forgée par Marx et Engels, le matérialisme historique, pour comprendre l’histoire des femmes. Le début de l’ouvrage entend faire droit à l’infrastructure technologique et économique qui a rendu possible une grande partie de l’émancipation des femmes. Véra Nikolski insiste par exemple sur l’importance de la baisse de la mortalité infantile, qui a beaucoup contribué à libérer les femmes d’une existence exclusivement vouée aux maternités. Qui aujourd’hui pourtant se souvient du nom de Marie-Louise Lachapelle qui créa la première école nationale de sage-
femme ? Et de celui de Fidel Pagès Miravé, l’inventeur de la péridurale ?
Le livre fait aussi une grande place au tome 1 du Deuxième Sexe. Simone de Beauvoir insistait sur la situation biologique des femmes (moindre force physique et maternité) qui avait contribué à la relégation des femmes dès l’aube de l’histoire, tout en insistant sur le fait que cette situation n’était en rien un destin, puisque le développement des forces productives, notamment à partir de la révolution industrielle, dévaluait la force physique et augmentait la maîtrise de la procréation.
L’ouvrage s’interroge alors sur les risques que la crise écologique pourraient faire courir aux femmes. La crise écologique, notamment la raréfaction des ressources en énergie, pourraient déstabiliser l’infrastructure technologique dont les femmes pouvaient tirer profit et menacer de ce fait le processus d’égalisation.
Parallèlement, le livre fait la critique de certains discours féministes trop idéalistes qui se focaliseraient exclusivement sur la question des stéréotypes de genre, sans dire mot de l’infrastructure technologique sur laquelle repose l’émancipation.
La salutaire insistance sur la base matérielle de l’émancipation glisse parfois (ou semble glisser) vers un déterminisme technologique niant le rôle des idées et des luttes dans l’histoire. Ce qui pourrait conduire sans doute à une vision de l’histoire déséquilibrée sous-estimant l’effet des luttes féministes. Mais ce reproche n’invalide en rien cette approche matérialiste de l’émancipation. 

Albert Boccagny. Paysan rouge de Haute-Savoie

Jacques André éditeur, 2022, 
Nicolas Martignole
par Hoël Le Moal
Nicolas Martignoles a consacré une enquête tout à fait sérieuse au seul député communiste de l’histoire de la Haute-Savoie. Albert Boccagny, né en 1894, est un pur produit du communisme rural, étudié notamment par Jean Vigreux. Originaire de Cervens, petit village du Chablais entre Annemasse et Thonon-les-Bains à la vigoureuse tradition républicaine, et dont il sera maire sans discontinuer à partir de 1927, Albert Boccagny vit l’expérience de la guerre, et il est positivement marqué par l’attitude des bolcheviks à l’égard de celle-ci. Son travail militant s’opère au sein de coopératives agricoles, et c’est au nom de son appartenance au conseil paysan qu’il visite l’URSS en 1927. Il en revient enthousiasmé. Son ancrage local et son affirmation syndicale accompagnent le lent essor du PCF en Haute-Savoie (2,42 % aux élections législatives de 1932...). Parmi ses faits d’armes emblématiques : l’inauguration d’une « Place rouge » à Cervens en 1936 dans l’enthousiasme du Front populaire, afin de rendre un hommage concret à la révolution russe. Très surveillé au début de la guerre, il est placé en résidence forcée et sera déporté à Buchenwald. Le parcours national d’Albert Boccagny débute donc après la Seconde Guerre mondiale, puisqu’il est élu député à l’Assemblée constituante de 1945. Sous la IVe République, il participe à la commission de l’agriculture, où il défend les coopératives et un prix du lait rémunérateur pour les exploitants. Défait en 1951, il redevient cultivateur, avant un dernier mandat de 1956 à 1958. Comme le note Nicolas Martignoles, c’est « le socle radical qui sert de pivot au communisme » dans cette région. L’ouvrage, bien renseigné et scrupuleux à l’égard des sources, est accompagné d’illustrations de qualité.

Maria Borrély, la vie d’une femme éblouie

Daniele Henky, Papillon Rouge éditeur, 2022 

par Shirley Wirden
Le livre de Danièle Henky Maria Borrély, la vie d’une femme éblouie est un voyage immersif aux multiples portes d’entrée. Au début du siècle dernier, dans les Alpes de Haute Provence. Un voyage littéraire, politique, poétique, historique.
Un voyage au cœur de l’écriture, de ce qui nous lie profondément, ce qui nous fait être au et dans le monde. Ce qui nous fait vivre, survivre, exister, résister. Il entre subtilement au cœur de la complexité des rapports à soi et aux autres.
L’écriture de Danièle Henky transporte dans l’écriture même de Maria Borrély, croisée à celle de Jean Giono et de l’effervescence littéraire et politique de l’époque. L’autrice écrit pour nous faire ressentir ce qu’elle-même a ressenti en découvrant la richesse et la grandeur de l’œuvre oubliée de Maria Borrély. Danièle Henky a mené un travail que l’on sent pleinement investi au bénéfice de la reconnaissance d’une autrice qu’elle admire et dont elle répare l’injustice liée à la méconnaissance de son œuvre. Ce livre est un partage généreux et exigeant. Une volonté de transmission et de réparation. Maria Borrély n’a pas eu la notoriété à laquelle, finalement, elle ne semble pas même avoir aspiré.
Maria Borrély est dépeinte comme une femme pleine de contradictions tout autant que de convictions. Terre à terre tout autant que mystique, solide tout autant que fragile. Rebelle, inconditionnellement libre, sa vie aura été dédiée à la culture de la paix, dont l’enseignement fait pleinement partie. Féministe, communiste, pacifiste, adepte de la pédagogie des Freinet, végétarienne, Maria Borrély n’a cessé d’être dans l’authenticité qui caractérise son œuvre dite régionale.
Si la maladie et le trop donné de soi aux autres l’ont un temps éloigné du monde, c’est bien par l’écriture et la résistance qu’elle y revient, lutte et s’ancre de nouveau. Maria Borrély « vit pour écrire, traçant dans ses pages, sous couvert de la fiction, le chemin de son existence passée, présente et à venir. Ses livres sont la médiation que cette femme peu sûre d’elle a trouvée pour dire ses convictions politiques, féministes, pacifistes et célébrer sa vibrante communion avec la nature. Ils sont à la fois la sève vivifiante qui coule dans ses veines avec son sang et une sorte de testament spirituel qu’il lui tient à cœur de léguer à l’humanité qui souffre ». 

Cause commune n° 35 • septembre/octobre 2023