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Votre rubrique Critiques ce mois-ci :

• Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962 d'Alain Ruscio

• Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie de Stéphane Horel

• Pour une révolution dans la mer : de la surpêche à la résilience  de Didier Gascuel

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Les Communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962

de Alain Ruscio
La Découverte, 2019
par Pierre Crépel

Ce livre de 661 pages est remarquable à plus d’un titre. Par sa précision et son sérieux : il fait appel à de nombreuses archives très diverses, aussi bien celles des communistes français et algériens que celles de leurs adversaires d’un moment ou de toujours ; il s’appuie aussi sur des témoignages variés d’acteurs ou de spectateurs de l’époque. L’auteur cherche un point de vue équilibré, sans esquiver les forces et les faiblesses des groupes et des individus. Chez les communistes, on voit donc le courage, les sacrifices, les positions audacieuses face à une population française acquise au colonialisme et face aux gouvernements répressifs (voire bien pires), prêts à tout pour le conserver. Mais on voit aussi les hésitations ou les faux pas, notamment pendant le Front populaire, devant les massacres du 8 mai 1945, ou à l’occasion du vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet le 12 mars 1956.
L’ouvrage, parfaitement construit, peut être lu de plusieurs manières. C’est d’abord un angle d’attaque pour s’instruire sur un demi-siècle de l’Algérie ; c’est aussi une diagonale efficace pour comprendre les façons dont se prenaient les décisions et dont se passaient vraiment les actions (en haut ou en bas) chez les communistes jusqu’aux années 1960. Mais on peut également regarder chaque chapitre comme une leçon de dialectique utile, non seulement pour l’histoire, mais surtout pour notre réflexion générale afin de mieux appréhender nos tâches militantes passées, présentes et futures.
Les partis communistes ou plus généralement les mouvements émancipateurs, de même que les syndicats ou les associations doivent simultanément se battre sur plusieurs fronts : combat de classe économique, féminisme, anticolonialisme et antiracisme, écologie, etc. Comment articuler ces fronts ? Quand faut-il donner priorité à l’un plutôt qu’à l’autre ? Et alors comment ne pas oublier les autres fronts ? Ni noyer l’essentiel dans ce qui peut passer provisoirement au second plan ? La leçon de cet ouvrage, lu sous cet angle, peut nous aider à appréhender des couples apparemment contradictoires : lutte pour l’indépendance/lutte des ouvriers et paysans contre leurs exploiteurs ; lutte contre le capitalisme/lutte (avec certains capitalistes) contre le fascisme ; affirmer des principes/rechercher l’unité avec des forces de gauche aux positions douteuses, voire opposées ; affirmer des principes/ne pas se couper des masses ; orientations marxistes/religion (islam) ; routine/innovation, etc. En d’autres termes, un livre de grande qualité et aux multiples utilités.


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Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie

de Stéphane Horel
Paris, La Découverte, 2018
par Josua Gräbener

« Peu, mal ou pas évalués, des produits, substances et pratiques sont lâchés dans la nature, dans les usines, dans nos corps » : l’ouvrage de la journaliste d’investigation Stéphane Horel offre de précieuses clés de compréhension pour comprendre comment de tels phénomènes peuvent se produire dans l’Union européenne ou les États-Unis d’Amérique. En s’appuyant sur des centaines d’exemples recueillis au cours de ses enquêtes individuelles ou collectives (avec Martin Pigeon de l’ONG Corporate Europe Observatory, notamment), Stéphane Horel dévoile les toiles tentaculaires que les grandes firmes transnationales tissent dans les circuits complexes de la décision publique pour imposer leur agenda. Celui-ci consiste pour l’essentiel à limiter au maximum les normes contraignantes qui protègent les consommateurs et les écosystèmes. Ces objectifs sont largement atteints grâce à une vaste panoplie de tactiques restituées dans les différents chapitres. Les lecteurs curieux trouveront facilement le sommaire sur Internet.
Restituons-en ici le fonctionnement : l’evidence-based policy-making revendiqué en permanence par la bureaucratie européenne procède en réalité du policy-based evidence-making. Autrement dit, les impératifs de la coproduction de l’action publique (entre commission européenne et « experts » externes, pour l’essentiel) déterminent largement la nature des stratégies de recherche et de publication, bien loin de la figure idéale du laborantin passionné par son sujet et sans intérêt pour les rémunérations des actionnaires. La quasi-totalité des procédures d’expérimentation, d’évaluation, de publication et de falsification de résultats de recherche est ainsi corrompue par les firmes qui cherchent à vendre des pesticides, des drogues (médicaments, tabac, alcool), des engins motorisés, des graisses ou des sodas. Tout devient fantomatique : ghost writing (des universitaires prêtant leurs noms à des publications maison, en échange de gratifications financières ou simplement symboliques), ghost peer review (publications bidon dans des revues bidon, liées à des pseudo-instituts), ghost controversy (pollution des débats scientifiques avec des controverses sur des micro-enjeux n’intéressant que l’industrie), etc. Il serait aisé de continuer la liste, par exemple avec les protocoles expérimentaux très peu rigoureux des centres de recherche financés par les fondations écrans issues de Monsanto, Bayer, etc. ou avec la pratique consistant à publier des « états de l’art » dans les revues les plus prestigieuses (Nature ou Science) sur des micro-enjeux afin d’avoir une ligne supplémentaire sur un CV d’expert et convaincre les technocrates peu au fait de la hiérarchie des articles dans une revue académique. Mais l’essentiel peut tenir en deux constats qui sont les véritables fils rouges de l’œuvre de Stéphane Horel : d’une part les firmes transnationales capturent l’action publique ; d’autre part et pour ce faire, elles parasitent les institutions de recherche et ne respectent pas les règles basiques comme la publication de toutes les informations pertinentes concernant les expérimentations (méthodes, échantillons, biais éventuels, etc.). Dans les deux cas, les premières tirent profit du sous-financement des secondes et des effets pervers de la course à la publication. La fusion des intérêts privés dans l’appareil d’État semble inévitable : alors que faire ? Fruit d’années de travail minutieux, ce livre est donc une mine d’informations pour le militant aguerri aux arcanes technocratiques, mais peut produire sur le citoyen un effet d’accablement, tant l’ensemble paraît verrouillé et les tentatives de réforme infructueuses car détournées, voire tuées dans l’œuf, par les groupes de pression. Ce travers paralysant est commun en sciences sociales et est aggravé par le déversement d’informations sans fil rouge ferme. Pour éviter qu’un ouvrage politiquement engagé et assumé comme tel ne suscite paradoxalement la démobilisation, nous suggérons aux lecteurs deux questions : qu’est-ce que l’« intérêt général » ? Cette question est parmi les plus difficiles à poser et donc à satisfaire, et est largement évacuée des débats politicotechniques pour réformer les institutions et leur porosité aux intérêts sectoriels et privés. L’investigatrice montre dans un passage très intéressant du livre à quel point la définition du conflit d’intérêts est difficile, même lorsque les critères (enfin) mis en place par les institutions européennes semblent clairs. Deuxième question : quelle marge de manœuvre pour les agences ? Autour de l’exécutif de l’UE comme de l’État central français ou de l’État fédéral états-unien gravitent de nombreuses agences qui jouissent d’une grande liberté face aux aléas électoraux. Comment appréhender ce phénomène du point de vue de l’équilibre des pouvoirs, notamment pour articuler au mieux la qualité technique de leurs agents (Martin Pigeon et Stéphane Horel ont identifié plusieurs « erreurs de recrutement » à l’Autorité européenne de sécurité des aliments, EFSA) et la reddition de comptes face aux citoyens ?
Ces réflexions ne sauraient se faire en vase clos dans les universités, les cercles de pensée ou les organisations politiques. Tout le livre montre l’importance cruciale d’une implication massive du plus grand nombre de citoyens dans le processus de décision publique.


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Pour une révolution dans la mer : de la surpêche à la résilience

de Didier Gascuel
Actes Sud, 2019
par Janine Guespin

À une époque où le catastrophisme succède à l’indifférence, ce livre propose des solutions à partir d’une étude exhaustive des multiples causes de la situation alarmante des mers, sans culpabiliser les pêcheurs ni les consommateurs. S’appuyant sur les évolutions des pêches depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, il nous conduit à comprendre les causes de la diminution drastique de la quantité de poissons. Il montre que l’aquaculture ne peut pas la compenser, notamment lorsqu’elle détruit les populations de petits poissons des côtes des pays du Sud pour en faire les farines qui nourrissent nos élevages.
Pour lutter contre les effets de ce que l’on a appelé la surpêche, il faut d’abord en comprendre les ressorts, et pour cela il faut des modèles. Un chapitre du livre est consacré à l’histoire des modèles et des modes de pensée qui ont progressivement permis d’appréhender l’effet des activités humaines sur les stocks de poissons et sur les écosystèmes marins. Il montre leur complexification progressive, depuis une pensée statique et réductionniste (un stock de poissons immuable que la pêche diminue linéairement), puis des modèles dynamiques mais portant sur chaque espèce séparément et montrant l’existence d’équilibres qui dépendent de l’effort de pêche, jusqu’à une pensée systémique dynamique rendue possible par les progrès de la science et des systèmes d’observation. Ce qui évolue, c’est l’ensemble du système, influencé par la pêche mais aussi par la pollution et le réchauffement climatique. Il comprend les fonds (raclés par les chaluts), tous les composants de la chaîne alimentaire depuis le plancton jusqu’aux poissons prédateurs, super-prédateurs (gros poissons) et nous, les humains, pêcheurs et consommateurs de poisson, nos modes de vie, et les territoires côtiers que la pêche fait vivre.
Les mesures de lutte contre la surpêche, dont les fameux quotas nationaux ou internationaux, sont encore actuellement basées sur les anciens modèles mono-spécifiques, donc peu complexes, ce qui est une des causes de leur faible efficacité. Mais ces quotas dépendent aussi des conceptions économiques. Le libéralisme, qui favorise la pêche industrielle au détriment de la petite pêche côtière, détruit les territoires et les sociétés du littoral, et toute une culture liée à la pêche. Trop souvent, la lutte pour leur survie immédiate conduit les pêcheurs eux-mêmes à privilégier le court terme dévastateur à des mesures qui garantiraient leur survie à moyen et long terme.
À partir de ce vaste panorama historique, écologique, biologique, sociologique et politicojuridique, l’auteur propose des pistes pour aller vers la résilience, une situation où des écosystèmes restaurés soient en mesure de faire face aux effets du changement climatique et puissent permettre une pêche durable, capable d’alimenter une humanité en croissance. Des pistes et non des normes, car le caractère dynamique de l’état des mers et les nombreuses causes d’imprévisibilité de ces dynamiques nécessitent de mettre en avant des objectifs vers lesquels tendre, tout en modifiant les pratiques au fur et à mesure que celles-ci permettent des améliorations de la situation. L’auteur propose des mesures qui nécessitent de véritables ruptures des modes de pensée et de gestion (d’où le terme « révolution » du titre) : minimiser l’influence des pratiques de pêche et maximiser l’utilité économique et sociale de la pêche en tenant compte des effets sur les coûts et des bénéfices induits par le développement des territoires côtiers et pour les individus. Des mesures clairement en contradiction avec le libéralisme, et qui ne sauraient être mises en œuvre sans une troisième rupture revendiquée. Celle de la participation à la gouvernance de tous ceux, pêcheurs et consommateurs de poisson, qui sont concernés par ce bien commun qu’est la mer.

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019