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critiques

La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction
La Découverte, 2017
Anselm Jappe
par Igor Martinache

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Si Marx était incontestablement un penseur touche-à-tout, et de ce fait inclassable, il est pourtant une discipline à laquelle il ne s’est pas frotté : la psychanalyse. Et pour cause, Freud, de presque quatre décennies son puîné, n’avait pas encore posé les bases de cette discipline lorsque l’auteur du Capital passait de vie à trépas. Nombre d’auteurs, et non des moindres, ont toutefois œuvré à ce rapprochement a priori improbable, avec un certain succès d’audience, à commencer par Herbert Marcuse ou Erich Fromm. Pourtant, au-delà des controverses virulentes qui ont pu les opposer, tous ont en commun d’être passés à côté de l’enjeu primordial selon Anselm Jappe, à savoir la critique de la valeur. Ce courant d’analyse, dont le philosophe est un des principaux représentants avec Robert Kurz, place en son cœur le fétichisme de la marchandise pour explorer ses implications. Dans cet essai qui s’inscrit dans la suite des Aventures de la marchandise paru il y a près de quinze ans, Anselm Jappe propose donc une réflexion approfondie sur les conséquences anthropologiques du règne généralisé de la forme marchande, autrement dit sur les contours du type de subjectivation que produit le capitalisme, ce « sujet automate », ainsi que Marx l’avait lui-même désigné. Pour ce faire, il part du mythe grec d’Érysichthon, ce roi de Thessalie qui, pour avoir voulu faire abattre un arbre sacré afin d’en faire des planches pour son palais, a été condamné par Déméter à éprouver une faim inextinguible pour finir par se dévorer lui-même. Une métaphore dont il n’est pas besoin d’expliciter la signification s’agissant du capitalisme. Néanmoins, l’auteur ne s’en tient pas là et se livre au fil de son essai à une discussion serrée avec de multiples philosophes, psychanalystes, sociologues, afin d’en souligner les apports, mais aussi les apories, respectifs, et surtout de montrer en quoi ces derniers sont symptomatiques de leur époque, et de l’inconscient collectif de la phase du capitalisme à laquelle leurs pensées s’expriment. Dans un premier chapitre, Jappe remet ainsi Descartes, Kant et Sade à leur place, avant de se pencher dans le suivant sur la manière dont la psychanalyse a pris en charge la question du narcissisme, rappelant au passage que celui-ci ne signifie pas tant un amour immodéré de soi qu’un refus de la séparation entre soi et le monde, autrement dit des limites. Jappe passe ici en revue les approches de Freud, Fromm, Marcuse, pour arriver à Christopher Lasch qui lui semble avoir perçu ses enjeux avec le plus d’acuité. Dans les deux chapitres suivants, l’auteur se penche du côté d’analyses contemporaines du fétichisme de la marchandise et du « nouvel esprit du capitalisme », bien identifié par Luc Boltanski et ève Chiapello, qui n’en ont cependant pas, selon lui, saisi toutes les implications, faute d’avoir suffisamment creusé du côté de Marx. L’ouvrage s’achève sur un dernier chapitre dans lequel le philosophe voit dans la multiplication des amoks, aux États-Unis et en Allemagne notamment, ainsi que l’on désigne désormais à partir d’un terme désignant initialement un rituel malaisien, ces massacres collectifs à l’aveugle commis par un ou plus rarement plusieurs individus apparemment sans problème, comme un révélateur à l’extrême de cette « pulsion de mort » cultivée par l’abstraction généralisée qu’entraîne le règne de la marchandise. « La disposition à détruire l’autre dans la concurrence finit dans une haine généralisée contre le monde entier ; monde que cette concurrence a réduit à rien, y compris le sujet lui-même », écrit l’auteur. La thèse est assurément dérangeante, pour dire le moins, mais solidement étayée. Si d’aucuns se trouveront certainement en désaccord avec la lecture qu’Anselm Jappe fait de tel ou tel auteur qu’il convoque, à commencer par Marx lui-même, il n’en reste pas moins un essai stimulant qui a le mérite de rappeler que ce n’est pas par de petits ajustements à la marge, en instillant plus de « démocratie » ou de « développement durable » que la logique mortifère et autodestructrice du capitalisme pourra être enrayée. Un rappel assurément bienvenu par les temps qui courent…

Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée
ENS-ULM, 2017
Stéphane Beaud et Gérard Mauger (Dir.) Postface de Florence Weber
par Yvette Lucas

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De longue date familiers du monde ouvrier et des transformations des milieux populaires dans la France contemporaine, Stéphane Beaud et Gérard Mauger ont rassemblé neuf enquêtes de terrain réalisées par de jeunes chercheurs auprès de jeunes de milieux populaires confrontés à la crise et à des formes de rejet inconnues des générations qui les ont précédés.
Dès l’introduction, ils mettent l’accent sur la crise de reproduction qui a progressivement affecté les classes populaires depuis le milieu des années 1970. Elle se traduit par une insécurité sociale croissante et par une déstabilisation de leurs modes de vie dont les jeunes et plus spécifiquement les « jeunes des cités » constituent le point focal. Des jeunes qui en 2016, au cours des luttes contre la loi Travail, ont rencontré le mot d’ordre fédérateur : « On vaut mieux que ça ». « L’écho trouvé par ce slogan auprès des jeunes entrants sur le marché du travail invite à s’interroger sur les multiples effets du nouvel ordre salarial du capitalisme actionnarial », écrivent les auteurs. Les études rassemblées dans le volume explorent différentes facettes souvent méconnues d’un « nouvel ordre social différencié » en abordant à la fois : les jeunes ruraux et les « jeunes de cités », les jeunes femmes moins visibles dans l’espace public, les jeunes sans diplômes, mais aussi le groupe majoritaire des jeunes « moyennement » diplômés, de parents français comme descendants d’immigrés.
Après deux chapitres de Vincent Burckel et Gérard Mauger sur les transformations des styles de vie des classes populaires, une deuxième partie étudie les effets de la dévalorisation de la force physique et des valeurs de virilité non seulement sur le marché du travail mais aussi sur le marché matrimonial et dans « l’économie du capital symbolique » qui les affecte. La troisième partie est consacrée aux jeunes femmes des classes populaires. La quatrième, particulièrement éclairante au regard du capital culturel dont disposent ces jeunes et d’une perméabilité explicable aux « idées reçues », traite des engagements et désengagements politiques et syndicaux contradictoires qui les traversent. Sur la base de ces enquêtes qualitatives de longue durée – un à quatre ans –, Beaud et Mauger dégagent les traits particuliers à cette nouvelle génération : une crise de la reproduction et un nouveau mode de génération des classes populaires liées aux transformations du marché du travail, aux transformations de l’encadrement politique, syndical, culturel, aux transformations du système scolaire dans un monde où disqualification scolaire et disqualification sociale s’engendrent mutuellement.
Dans une longue postface, Florence Weber recontextualise l’ensemble de ces travaux en référence aux études et théorisations de la période 1998-2016, formulant in fine jugements et questions relatifs aux impasses dans lesquelles la politique française intérieure comme extérieure s’est aujourd’hui dévoyée. Un livre à lire absolument.

Camarades ou apparatchiks ? Les communistes en RDA et en Tchécoslovaquie (1945-1989)
PUF, 2016
Michel Christian
par Pierre Crépel

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Que faisaient donc les membres des partis communistes des pays de l’Est ? À la fin de la guerre, ils résistaient ; à la Libération, ils essayaient de construire un régime socialiste ; mais ensuite, concrètement... ? C’est en général esquivé. Les historiens ou politiciens très hostiles se contentent de présenter ces adhérents comme des arrivistes, comme des courroies de transmission du pouvoir en place et de Moscou. Chez les autres historiens, et même chez les nostalgiques de l’époque prosoviétique, ce sujet est négligé.
Michel Christian le traite en détail en se concentrant sur deux pays « relativement similaires », la RDA et la Tchécoslovaquie, et en les comparant : « précocement industrialisés, ayant fait l’expérience de la démocratie parlementaire et dotés d’une tradition social-démocrate enracinée mais aussi d’un parti communiste de masse dès l’entre-deux-guerres ». L’ouvrage de quatre cents pages, sérieux mais qui se lit bien, comporte une introduction, quatorze chapitres plutôt chronologiques et une conclusion. Les sources utilisées sont bien précisées : il s’agit essentiellement des archives de ces partis, complétées par des recoupements avec quelques autres documents.
Les effectifs, la composition sociale, l’organisation, les actions, la formation des adhérents, tout cela est passé en revue, dans son évolution contrastée entre la guerre et la chute. On y découvre une activité variée et « militante », on y comprend mieux ce qu’est alors « l’engagement ».
L’auteur n’esquive pas le poids des routines, les pesanteurs dues aux hiérarchies. Bien entendu, il replace son étude par rapport à l’existence des blocs, à la guerre froide, à la dépendance vis-à-vis de l’URSS, aux moments clés importants (rapport Khrouchtchev, printemps de Prague et intervention du pacte de Varsovie, etc.). Mais le lecteur s’étonnera peut-être de constater que, pour une large part, l’activité des communistes de RDA et de Tchécoslovaquie était semblable à celle des communistes de n’importe quel pays où le PC ne détient pas le pouvoir. Par exemple, pour tous ces partis, depuis 1924 et le IIIe Congrès de l’Internationale, l’espace politique par excellence est le lieu de travail (réalité malheureusement assez négligée aujourd’hui) : on lira à cet égard avec intérêt les pages 114 à 119, notamment sur les rôles respectifs de l’entreprise, du parti et du syndicat.
Ces deux pays ont des ressemblances, mais aussi des différences. En Tchécoslovaquie, il s’agit d’un État pleinement rétabli dans sa souveraineté ; en revanche, « dans la zone d’occupation soviétique, il n’y a pas d’État jusqu’à la fondation de la RDA en 1949 ». « Jusqu’aux années 1960, le PCT combine [...] une forte implantation avec un appareil peu développé et le SED, une implantation faible avec un appareil très puissant » ; « le SED continue, même dans les années 1980, à se distinguer du PCT en recrutant des membres plus jeunes, en leur imposant des exigences plus élevées ». Ce livre intéressant et original est à lire par les militants qui cherchent à sortir des sentiers battus.
Cause commune n° 2 - novembre/décembre 2017