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C’est durant les années 1830-1840, avant l’abolition définitive de l’esclavage en Angleterre (1833), en France (1848) puis aux États-Unis (1865), que le terme de race s’impose au sein du monde scientifique, politique et économique occidental.

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François-Auguste Biard, L’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, 1849.

Lorsqu’on aborde le racisme dans le débat public, et plus encore lors de discussions privées, entre collègues ou en famille, on est vite confronté à la difficulté de sa définition : est-ce une « phobie » comme les autres ? qui est raciste ? par quel acte ? d’ailleurs le terme de race lui-même semble bien obsolète pour désigner un procédé qui s’appuie sur des stigmates très divers : couleur de peau, religion, origine supposée, accent, etc. Or nous sommes pourtant conscients, comme victimes ou racistes involontaires, que même sans pouvoir le décrire, nous désignons un phénomène tenace, ancien, et qui, bien qu’il soit réprimé par la loi et les mœurs, pèse encore de tout son poids dans notre société. Une approche historique du racisme peut nous aider à le comprendre, dans sa nature et ses enjeux, passés et actuels.

L’esclave, un exclu de la parenté
Que nous dit ainsi la chronologie de la race ? Elle est assez claire : le terme prend son sens contemporain dans l’espace atlantique, au cours du long processus d’abolition de l’esclavage qui s’étale de la fin du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe. Plus précisément, c’est durant les années 1830-1840, avant l’abolition définitive de l’esclavage en Angleterre (1833), en France (1848) puis aux États-Unis (1865), que la race s’impose au sein du monde scientifique, politique et économique occidental. La race naît donc dans des sociétés encore fortement esclavagistes mais où sont proclamées l’égalité et la liberté naturelle de l’homme. Devenue un postulat qui ne sera plus remis en question pendant un siècle au moins, elle accompagne alors la justification d’une nouvelle organisation du travail mondial : colonisations en Afrique et en Asie, nouvelles plantations, déplacements de main-d’œuvre plus ou moins contraints. Dans ce contexte de la fin du XIXe siècle, la race a présidé à la violence physique et aux législations qui encadrent les nouvelles productions, et ce au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. La race est ainsi devenue une institution économique, qui a pris la suite de l’esclavage en reprenant une partie de ses fonctions : extraire le travail, le concentrer, le déplacer, l’intensifier au gré des investissements et du marché.

« Les affranchis et leurs descendants sont, par la race, maintenus hors de la parenté blanche.»

Mais si elle éclaire l’importance de la race dans notre économie et sa centralité dans notre développement, cette conjonction historique entre esclavage et race n’éclaire pas tout le sens de la violence raciale à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés. Pour cela, il faut prendre en compte la dimension non seulement économique mais également anthropologique de l’esclavage, telle que l’a analysée Claude Meillassoux, dans un ouvrage fondamental, Anthropologie de l’esclavage (PUF, 1986). À partir de l’observation des sociétés traditionnelles ouest-africaines, il aboutit à une définition générale : l’esclave se caractérise non par la nature de son travail, son statut juridique de propriété ou autre, mais par le fait qu’il ne participe pas à la parenté dans le groupe qui l’emploie. Étranger absolu et en même temps domestiqué, familier, il ne se définit que par le travail qu’il peut fournir, à l’exclusion de tout autre lien ou responsabilité sociale. Cette définition peut se vérifier dans n’importe quel contexte esclavagiste : jamais un esclave n’est le parent (légal, exerçant son autorité parentale) d’un enfant libre. Cette exclusion de la parenté consiste en une expulsion symbolique du groupe, et dans le contexte de l’universalisme moderne occidental, de l’humanité. Politiquement, elle distingue les parents et les non-parents, les reproducteurs et les producteurs, les libres et les non-libres, les citoyens et les non-citoyens, etc.

« La race est devenue une institution économique, qui a pris la suite de l’esclavage en reprenant une partie de ses fonctions : extraire le travail, le concentrer, le déplacer, l’intensifier au gré des investissements et du marché. »

L’exclusion de la parenté conduit à rendre le travail de l’esclave absolument disponible, à le « libérer » de tout autre engagement. Sa portée est évidente sur les capacités productives et l’activité militaire. C’est pourquoi presque tous les grands empires se sont appuyés sur le travail esclave et ont impulsé des réseaux et une économie de traite bien au-delà de leurs limites territoriales, parfois sur plusieurs continents comme c’est le cas pour l’empire romain ou celui des Arabo-musulmans. Ainsi, l’économie africaine était déjà fortement structurée par les réseaux de traite esclavagiste lorsque les Européens entamèrent le développement de leur empire, au bas Moyen Âge. Or la conquête européenne a une particularité : elle est articulée au développement du capitalisme. Lorsque les Européens accèdent aux réseaux com­merciaux africains, ils découvrent une offre surabondante de travail par le marché de la traite, ce qui leur permet de concevoir le principe de la plantation atlantique, la colonie portugaise de São Tomé étant la première forme aboutie de ce modèle dès 1488. Ils vont en effet y réunir les facteurs de production de manière optimisée, en s’affranchissant de toute contrainte politique, géographique, démographique : un lieu propice qu’ils annexent, de la main-d’œuvre qu’ils achètent, et l’ensemble des techniques de transformation et de transport qui leur permettent de commercialiser la production en Europe. Ce modèle se développe de manière prodigieuse en Amérique, où d’abord les populations indigènes sont mises en esclavage, puis vers laquelle les réseaux de traite africaine sont détournés et amplifiés pour les mines et les plantations. C’est à cette époque justement que le mot « nègre », negro en portugais, devient l’équivalent d’esclave. « Nègre » désigne donc un esclave particulier, fruit de l’expérience atlantique, dans laquelle la violence est l’unique modalité des relations sociales et où, en fait, nulle société n’est possible : une population de non-parents, encadrés par des contremaîtres, et quelques « parents » complètement débordés par la violence extrême qu’ils exercent. L’ordre social qui y règne étant fondé sur la faille symbolique entre les nègres et les autres, il est très vite chahuté par la réalité des métissages, des parentés biologiques, des relations affectives qui ne manquent pas de se développer. Alors, d’un côté la plantation alimente le rythme infernal de l’économique atlantique et conduit en quelques décennies à une expérience radicale de la violence, industrialisée, massifiée et traumatique, de l’autre, les « blancs » sont de plus en plus terrifiés par la possibilité de voir cette faille se résorber, c’est-à-dire d’être apparentés aux « nègres », d’être en quelque sorte négrifiés. Plus les parentés biologiques se multiplient et plus la production – et la violence avec – augmente, plus la nécessité d’affirmer une distance infranchissable entre blancs et nègres s’impose.

« Étranger absolu et en même temps domestiqué, familier, l’esclave ne se définit que par le travail qu’il peut fournir,à l’exclusion de tout autre lien ou responsabilité sociale. »

La fiction de la blancheur
C’est précisément lorsque l’économie atlantique atteint son paroxysme que les révolutions démocratiques viennent remettre en cause à la fois l’esclavage et la rupture en humanité qu’il implique. La réaction des élites européennes s’organise alors autour d’une fiction, celle de la race, dont l’origine historique serait invérifiable mais qui serait régie par des lois naturelles à découvrir, et dont la finalité est d’établir la naturalité de la domination des « blancs » sur le travail des autres. Face à la menace de l’égalité révolutionnaire et de la liberté naturelle, la fiction de la « blancheur » préserve de tout risque de parenté avec le nègre. Les affranchis et leurs descendants sont ainsi, par la race, maintenus hors de la parenté blanche. Et c’est justement la femme blanche, elle aussi renvoyée à sa naturalité de reproductrice, qui est assignée à assurer la filiation biologique de futurs blancs, grâce aux lois renforcées du mariage dans le code civil. C’est pourquoi les chronologies de la race et du genre sont très imbriquées, ces deux notions servant en fait un même principe : celui de l’ordre blanc.
Pendant plus d’un siècle, la violence permise par la race facilite la production dans les plantations, dans les colonies. Elle a aussi son propre effet, sidérant, qui va saisir la « foule » au début des années 1930, c’est-à-dire les masses urbaines touchées par la crise mondiale. Le spectre de l’expérience nègre et la réactivation par les élites de la fiction de la blancheur prennent alors des proportions démentes, et d’autant plus que l’argument racial agité par les populistes ne déclenche en réalité que bien peu de ressources. Nous revivons d’ailleurs en ce moment une séquence comparable, lorsqu’en Europe, au Brésil ou aux États-Unis, une partie de la population, frustrée par ses désillusions ou terrifiée par le déclassement, pense compenser ses déceptions en revendiquant les privilèges de l’homme blanc : ceux-ci consistent principalement à exercer une violence sur tous ceux qui, par leur simple existence, menacent le fragile fantasme de leur blancheur.

Aurélia Michel est historienne. Elle est maître de conférences en histoire des Amériques noires à l’université Paris-Diderot.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019