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Bertrand Blier proposait en 1963 un beau documentaire intitulé « Hitler, connais pas ». Il y dépeignait une nouvelle génération arrivée à la conscience bien après que le tyran nazi se fut suicidé dans son bunker, l’armée Rouge marchant sur Berlin. Cela ne date ainsi pas d’hier, cette entrée de la Shoah dans cet immense cercueil qu’on appelle Histoire. Une fois qu’on y est entré, on s’y retrouve pêle-mêle avec la bataille d’Alésia ou celle de Marignan : c’est un « avant » qui renvoie pour les contemporains à un temps autre, étranger à la vie et à l’expérience présentes. Même pour moi qui tâche de faire profession d’historien, la Shoah fut longtemps un nombre énorme et impersonnel au milieu de ce XXe siècle dont les drames ont les proportions des titans. Quoi qu’on veuille, on ne tire jamais, une fois pour toutes, les « leçons de l’histoire » : elles tombent dans le cercueil aussi vite que les faits dont on voulait tirer enseignement éternel…
Aussi le combat contre l’antisémitisme n’est-il pas affaire du passé, un problème d’hier aujourd’hui résolu. C’est un combat à mener avec une détermination inentamée.

 « Tout se passe comme si l’antisémitisme, bien ancré dans l’histoire, reculait en adeptes, mais que ces derniers se montraient volontiers plus violents. »

Certes, à partir des données du Service central de renseignement territorial, la Commission consultative nationale des droits de l’homme (CNCDH), dans son dernier rapport (2018), pointait une « tendance générale à la baisse des actes à caractère raciste, antisémite et antimusulman comptabilisés ». Ici, le dernier mot est évidemment important car, en la matière, il est bien difficile de mesurer cet antisémitisme (sournois ou plus frontal) qui ne donne pas lieu à comptabilisation, de sorte qu’on ne sait jamais, face à ces chiffres, si c’est le phénomène qui évolue ou son signalement… Reste qu’à se pencher de plus près sur ces données, on lit tout de même que si les menaces antisémites comptabilisées ont fortement décru depuis 2014, les actions antisémites ont, elles, sensiblement augmenté. Cela ne troublera pas les dialecticiens si on ajoute que, dans le même temps, la condamnation des idées, propos et actes antisémites croît fortement dans notre société (86 % des sondés réclament une sanction judiciaire pour des propos comme « sale juif » ; ils étaient 76 % en 2012). Tout se passe comme si l’antisémitisme, bien ancré dans l’histoire, reculait en adeptes, mais que ces derniers se montraient volontiers plus violents. Soit par « haine du juif », soit par une recherche d’argent venant se mêler à ces vieux préjugés liant judéité et richesse (près de 40 % des sondés estiment encore que « les juifs ont un rapport particulier à l’argent », étant entendu que cette opinion était majoritaire au début de la décennie). On sait ce que cette idée peut avoir comme conséquences fatales quand tel juif (réel ou supposé) se trouve attaqué parce qu’on en déduit qu’il est nécessairement riche.

« Dans un contexte où la droite et, de plus en plus, le pouvoir macronien tentent de construire leur avenir politique en excitant les questions identitaires, on est en droit de douter de la sincérité de quelques parties prenantes.»

Ces dernières années, on a été confrontés à des actes antisémites particulièrement odieux et j’entends encore des hommes et des femmes de progrès, d’un âge plus avancé que le mien, me dire chaque fois : « Avant, on aurait fait une manifestation, un rassemblement… » De ce point de vue, il faut se réjouir de l’initiative commune prise pour exprimer avec netteté l’absolu refus de l’antisémitisme. « Enfin ! » serait-on tenté de dire. Il ne suffit pas d’afficher ici ou là la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et son article 10 (« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ») ou de proclamer la France, république laïque (ce qui implique liberté de conscience et égalité des citoyennes et citoyens, quelles que soient leurs options religieuses ou philosophiques). Il faut faire vivre ces principes et entrer dans l’arène quand le loup y montre les dents.

Hélas, dans un contexte où la droite et, de plus en plus, le pouvoir macronien tentent de construire leur avenir politique en excitant les questions identitaires (comment fracturer cette si large majorité de Français qui veulent rétablir l’ISF ? telle n’est pas la moindre des questions pour ces gens-là…), on est en droit de douter de la sincérité de quelques parties prenantes.

« Notre tâche n’est ni d’opposer ces profondes blessures ni d’en oublier ; elle est de les combattre toutes et de nourrir une dynamique qui les fasse toutes reculer »

Reste que ce rempart contre l’antisémitisme, sans naïveté mais sans faiblesse, est à consolider, surélever et étendre. Consolider car « rien n’est jamais acquis à l’homme ». Surélever car l’antisémitisme humilie, blesse et tue dans notre pays et le statu quo n’est pas tolérable. Étendre enfin car cette très nécessaire manifestation contre l’antisémitisme appelle immanquablement pareilles mobilisations contre toutes les formes de racisme. Cet aspect est extrêmement important. Primo, on voit trop bien ce qu’entraîne la chansonnette du « deux poids, deux mesures » : cela met en danger la vie et la sécurité de nombreux juifs qui apparaissent comme « protégés du système ». Secundo, alors qu’on essaie de faire jouer telle forme de racisme contre telle autre, il faut regarder (encore) ces chiffres de la CNCDH : toutes les courbes (actes antisémites, antimusulmans, racistes…) vont du même pas. Autrement dit, pour faire reculer l’antisémitisme, il faut faire reculer le racisme en général, la pensée dans les termes épouvantables et absurdes de la « race ». Et réciproquement. Tertio, c’est évidemment une exigence profonde pour toutes celles et tous ceux dont la vie même semble chaque jour taguée sans qu’on semble s’en émouvoir.
Notre tâche n’est ni d’opposer ces profondes blessures ni d’en oublier ; elle est de les combattre toutes et de nourrir une dynamique qui les fasse toutes reculer. À nous de faire en sorte que cette première mobilisation salutaire soit suivie d’autres.

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

Cause commune n°10 • mars/avril 2019