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Sur la période 1980-2010, que reste-t-il quand on a tout oublié ? C’est à cet exercice que s’est livré, avec prudence, un acteur de terrain et néanmoins dirigeant de la période.

J’ai adhéré au Parti communiste en 1980, je n’ai pas eu de formation universitaire en sciences politiques, j’étais comptable dans une petite entreprise. J’ai été assez vite permanent et ai exercé des tâches diverses dans mon département, puis au plan national. Ce que je dis ici n’est qu’un modeste ensemble de réflexions issues de mon expérience de terrain. Au sujet des trois décennies qui ont suivi mon adhésion, je distinguerai trois éléments, qui sont liés.

1) Le décalage persistant entre le parti et les évolutions de la société française
On parle souvent du « retard » à propos de deux aspects : les réticences à la déstalinisation dans les années qui ont suivi 1956 et celles pour la prise en compte de l’écologie. Il y en a bien d’autres, concernant les changements dans les modes de vie, la consommation, le travail, les classes sociales, le syndicalisme, les repères idéologiques, etc. Je ne dirais pas qu’on n’a rien fait, qu’on est restés ignares sur tout cela, mais on n’a pas intégré vraiment les réflexions éparpillées des communistes et des sympathisants, on n’a pas reconsidéré la place du PCF dans ces processus – en tout cas, pas jusqu’au fond. Je me souviens d’un cours du géographe Félix Damette, à l’école centrale du parti dans les années 1980, à propos des évolutions du territoire, des changements internes au pays, avec le passage d’une société rurale à une société urbaine. Des interventions très intéressantes de ce type n’étaient pas contestées, ni par les directions ni par la base, mais elles n’ont eu que très peu d’influence sur la conduite de notre politique. Souvent aussi, on a développé une réflexion originale sur un thème, lors d’un congrès ou d’un rapport du comité central (je pense aux relations avec les artisans et les PME), et puis ça s’évapore, on n’en parle plus. En d’autres termes, on a plutôt subi les changements, faute de structurer de vraies avancées.

« À partir des années 1980, on a essayé de pallier nos manques par une politisation à l’extrême des questions électorales, des alliances, de la gestion des élus, des rapports de force entre partis, au détriment de l’analyse des réalités concrètes des rapports sociaux, du mouvement des idées et de ce qui les travaille. »

2) Nos difficultés, après l’apogée de la findes années 1970, sur plusieurs registres, nationaux et internationaux, avec toutes sortes de contraintes
On a essayé d’y faire face, mais pas toujours avec les meilleurs outillages. Il ne faut pas tout réduire à une question centrale, cependant je crois qu’il faut insister sur l’aspect suivant. On s’est focalisé sur ce qu’on appelait les « choix stratégiques », mais, en fait, c’était plutôt de la tactique. Bien sûr, il y a eu de vrais choix stratégiques : le XXIIe congrès en 1976, avec une construction par et pour la démocratie, c’est du fondamental. Mais, à partir des années 1980, on a en général essayé de pallier nos manques par une politisation à l’extrême des questions électorales, des alliances, de la gestion des élus, des rapports de force entre partis, au détriment de l’analyse des réalités concrètes des rapports sociaux, du mouvement des idées et de ce qui les travaille. Cela ne pouvait déboucher que sur des errements et des va-et-vient stériles entre rassemblement et identité.

3) Des tentatives de sursauts
Le premier ouvrage que j’ai lu, L’Espoir au présent, de Georges Marchais, publié en 1980, était enthousiasmant, il avait une façon populaire de parler politique, sans faire de l’avant-garde autoproclamée. Le premier congrès auquel j’ai assisté (le XXIVe, en 1982) était très bien, les rapports du comité central passionnants, il y avait de réelles ouvertures théoriques. Je n’ai pas senti qu’on a abandonné cet état d’esprit, mais il s’est appauvri au fil du temps. Le parti s’est enlisé dans les conflits entre les rénovateurs et la direction, cela a sans doute cassé des dynamiques possibles. Il y avait des questions qui m’embêtaient, on ne les traitait pas. Par exemple, Lucien Sève, Guy Hermier ou Roger Martelli s’interrogeaient ; je n’étais pas d’accord avec leurs conclusions, mais il me semblait qu’ils soulevaient des problèmes importants et insuffisamment traités. On m’a répondu : certainement, mais l’enjeu du moment, ce n’est pas ça. Sur le coup, je reconnais que j’ai accepté cette explication, mais à la réflexion, quand on ferme le ban, on le paie ensuite un jour ou l’autre.
Pour moi, on est resté – par la suite – dans cet état d’esprit d’ouverture, de tentatives de régénération, mais incomplètes, jusque vers 1997-1998. Ainsi, la « mutation » engagée par Robert Hue, je l’ai vécue comme un prolongement de L’Espoir au présent, je pensais qu’on avait les moyens d’y arriver, malgré nos défaites aux élections, la perte de nombreuses villes en 1983, le score décevant de Philippe Herzog aux élections européennes de 1989, etc. Mais à partir de la toute fin du siècle, c’est devenu le « foutoir » idéologique et théorique. Avec le recul, le congrès de Martigues comportait une fuite en avant dans l’ouverture « en soi » et une illusion pour beaucoup. Dans la seconde partie du gouvernement de « gauche plurielle », on a fait des constats et exprimé nos mécontentements (« On va droit dans le mur »), mais on n’a pas osé (pas pu ?) réinterroger la situation sur le fond. Et après 2002, on est tombé dans la recherche permanente de chemins de traverse, esquivant les vrais problèmes qui nous sont propres, et paradoxalement en se mettant toutes les responsabilités sur le dos. Il ne suffisait pas de régler son compte au secrétaire national sortant et – pour faire bonne mesure – au PS, c’est trop facile. J’ai vraiment mal vécu les choses pendant une bonne dizaine d’années. En fait, on a déposé nos armes, sans s’en rendre compte. On s’est raccroché à des initiatives extérieures, à telle branche morte ou à telle jeune pousse illusoire, sans réflexion approfondie, comme si on n’avait plus rien à perdre, quoi qu’on fasse.
Pour résumer, je dirais que cette difficulté à se réinscrire dans le mouvement du réel interroge l’ensemble de ce qui compose le parti, pas seulement les dirigeantes et dirigeants. Il faut comprendre pourquoi le PCF – comme groupe humain et corps vivant – a essayé, et n’y est pas arrivé, de faire le bilan d’un certain nombre de bonnes initiatives sans lendemain, analyser ce qui a manqué pour aller au bout des efforts. Comment les décrochages intervenus sur des moments courts se sont-ils agrégés à des décrochages de longue durée ? Réussir à capitaliser les avancées produites par l’expérience, ce que nous a appris cette période bouleversante. Nous ne sommes pas restés inertes ! Nous avons mené les combats, mais cela ne suffit pas.
Je suis convaincu que c’est la propension à se mettre au travail (c’est-à-dire à créer – dans et par la confrontation exigeante de nos idées aux réalités concrètes) qui est déterminante. Les commentaires proférés de haut – le plus souvent pétris de contradictions avec les actes – ne font qu’aggraver la situation. Bref, du communisme en actes… si on veut bien considérer que c’est ça qui est à l’ordre du jour !

Jean-Louis Frostin a été secrétaire de la fédération d’Ille-et-Vilaine et trésorier national du PCF.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020