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Entretien avec Thomas Lacroix

Les migrations ont de tout temps été source de questionnements, de crispations,de confrontations mais aussi de solidarité internationale. Depuis 2015, on voit s’installer sur le continent de nouvelles crispations à ce sujet. Les citoyens peuvent parfois formuler légitimement des questions
sur les migrations et leur gestion mais reçoivent-ils des réponses et des informations objectives sur le sujet ?
Il existe une information factuelle sur les réalités migratoires aujourd’hui produi­te par des cher­cheurs, des journalistes, des ONG ou des instituts qui obser­vent ce qui se passe sur le terrain. Cette information est en grande partie accessible au public par le biais des média ou sur Internet. Mais la possibilité d’y accéder ne suffit pas. D’abord parce que les individus ont tendance à prêter l’oreille aux informations qui corres­pondent déjà à l’idée qu’ils se font de la réalité et cette « bulle cognitive » est largement ren­forcée par les média sociaux et Internet. Ensuite parce que ces infor­mations peuvent être comprises très différemment. La façon dont elles sont présentées peut conduire à des interprétations opposées, surtout lorsqu’elles sont associées à des demi-vérités, voire à des informations tota­lement fausses. Je pense par exemple au discours de Boris Johnson pendant la campagne du Brexit qui affirmait que l’entrée de la Turquie dans l’Union allait donner à 70 millions de Turcs le droit de venir en Grande-Bretagne. C’est en soi complè­tement absurde, mais le biais d’interpré­tation des électeurs en a fait un argument très puissant. Il me semble qu’aujourd’hui, à force de ne traiter l’immigration que sous l’angle des personnes qui arrivent par voie de mer ou de terre dans une situation très précaire, on associe la migration à quelque chose de très négatif. Or pas du tout ! Il y a 240 millions de migrants dans le monde et en grande majorité ils vivent très heureux. Migrer est quelque chose de formidable ! C’est une ouverture sur le monde, une expérience des autres et de soi. Partir pour aller faire ses études ailleurs ou passer sa retraite au soleil, aller acquérir de nouvelles compé­tences ou gagner un meilleur salaire pour fonder une famille, c’est quelque chose qui, en définitive, est tout à fait normal.

Migrants, migrations, de quoi parle-t-on ? Y a-t-il de plus en plus de migrants ? Y a-t-il un afflux de migrants aux portes de l’Europe ?
Le terme de migrant s’est récem­ment imposé dans le langage cou­rant. Il remplace celui d’im­migré ou de travailleur im­migré. C’est un terme généri­que qui désigne toute personne qui a quitté son pays pour aller résider ailleurs. On dénombre environ 240 millions de mi­grants dans le monde. Ce nom­bre est en progression régulière, mais il est proportionnel à la croissance de la population mon­diale. Environ 3,5 % des per­sonnes vivent dans un pays autre que celui où elle est née. Cette proportion n’a quasiment pas évolué depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Bien entendu, certains conti­nents ont une croissance démo­graphique plus importante que d’autres. C’est ce qui fait dire à certains qu’il faut s’attendre à un afflux d’Africains vers l’Europe. Il faut nuancer cette affirmation. En fait, l’immense majorité des Africains qui émigrent le font dans un autre pays africain. Seulement 15 % d’entre eux vont en Europe. De plus, de nouvelles destinations sont en forte croissance, comme la Chine. D’une façon générale, les migrations Sud-Sud (d’un pays du Sud vers un autre pays du Sud) sont aujourd’hui supérieures aux migrations Sud-Nord. Donc, il faut effectivement s’attendre à une augmentation mécanique des flux vers l’Europe, mais parler d’invasion est ridicule. Une étude récente de l’Institut national d’études démo­graphiques (INED) montre que la proportion d’Africains dans la société française sera proba­blement de 3 ou 4 % en France en 2050 (contre 1 % aujourd’hui). Cela représente la proportion actuelle d’immigrants maghrébins, bien de loin des 25 % annoncés par Stephen Smith !

L’ouverture des frontières crée-t-elle un « appel d’air » pour l’immigration ?
Les migrants choisissent un pays de destination soit parce qu’ils connaissent déjà quelqu’un sur place, soit parce qu’ils pensent avoir une bonne chance d’y trouver un emploi et de la sécurité. La facilité d’accès à un titre de séjour ou aux prestations sociales ne fait pas partie des motifs qui sont donnés par les migrants quand on les interroge. Et, de fait, toutes les politiques qui visent à rendre la vie des immigrés impossible n’ont pas d’effet sur les flux d’immigration. En France, il devient de plus en plus compliqué d’obtenir un rendez-vous auprès de l’admi­nistration pour faire renouveler son titre de séjour. En Grande-Bretagne, il y a eu la politique visant à créer « un environnement hostile » pour les immigrés sans papiers. Partout en Europe, l’accès aux prestations sociales est restreint. Les conséquences sur les personnes qui vivent déjà en Europe et notam­ment sur l’intégration sont catastrophiques. Mais cela n’a pas de consé­quences sur les flux d’im­migration. Cette idée d’appel d’air est un mythe qui ne se vérifie pas du tout dans les faits.

Comment peut-on expliquer les migrations dans le monde ? Pourquoi les migrants partent-ils ?
Parmi l’ensemble des migrants internationaux, on distingue généralement ceux qui ont choisi de partir pour des raisons professionnelles (migrants économiques), pour rejoindre un conjoint ou un parent (regroupement familial), pour compléter sa formation (étudiants) de ceux qui ont été forcés de partir, en raison de l’instabilité politique de leur pays (réfugiés politiques), d’une catastrophe environnementale (réfugiés climati­ques), parce que les structures éco­nomiques du pays se sont effondrées (réfugiés économiques). Les migrations forcées représen­tent en fait une petite minorité de l’ensemble (environ 25 millions sur 240). Les guerres et les catastrophes clima­tiques génèrent des « chocs » migratoires qui sont, en général, de courte durée et surtout de courte distance : les réfugiés n’ont généralement ni l’envie ni les moyens de partir sur un autre continent et restent dans une région ou dans un pays voisins.
Ce qui régule les flux migratoires, ce sont surtout les facteurs économiques (il y a plus d’immigration en période de croissance) et les facteurs sociaux : les réseaux sociaux des individus sont de plus en plus mondialisés, ce qui leur permet d’envisager un projet de vie dans un autre pays.

Face au constat d’échec des politiques européennes basées avant tout sur « le tri » des migrants et la sécurisation des frontières, comment et pourquoi mettre en place la libre circulation ?
Les politiques actuelles sont fondées sur l’idée que les pays d’accueil peuvent déterminer le volume et la nature des flux d’immigration en fonction de leurs besoins économiques ou démographiques. Et, inversement, ils ont mis en place toute une batterie de mesures pour em­pêcher toute autre forme de migration qui ne rentre pas dans ce cadre. Or ces politiques ont des effets non voulus : elles ont pour effet de fixer les communautés immigrées dans le pays d’accueil. Lorsque les frontières sont ouvertes, les circulations sont plus fluides : les personnes viennent pour travailler ou se former pendant un temps, repartent et reviennent si besoin est. Si les frontières se ferment, les immigrés préfèrent s’installer et faire venir leur famille parce qu’ils ont peur de ne pas pouvoir revenir si le retour au pays ne fonctionne pas. L’autre effet non attendu est celui des stratégies de contournement : la restriction de la migration de travail pousse les individus à se reporter sur d’autres voies légales, et notamment à se faire passer pour des deman­deurs d’asile. De même, si l’on ferme une route migratoire par la mise en place d’un dispositif poli­cier, une autre va s’ouvrir ailleurs…
Face à l’échec de ce type de politique, une ouver­ture progressive des frontières accompagnant les dynamiques migratoires actuelles permettrait de fluidifier les circulations et de soutenir la démarche des migrants pour que leur projet migratoire soit une réussite. Cela passe également par un accom­pagnement des pays qui sont en train de devenir de nouveaux pays d’immigration, comme l’Afrique du Nord ; cela passe enfin par la mise en place d’un système de répartition des réfugiés à l’échelle mondiale pour ne pas rester sur une base européenne aujourd’hui sclérosée.

Thomas Lacroix est géographe. Il est chargé de recherche au CNRS.

Cause commune n° 12 • juillet/août 2019