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Ces quelques lignes sur le rapport que Lucien Sève a entretenu avec l’œuvre de Lénine n’ont aucune prétention à l’exhaustivité. Il s’agit seulement d’éclairer la manière dont il a mobilisé les analyses de Lénine pour penser la conjoncture de la fin du XXe siècle et du début du XXIe.

Lorsque Lucien Sève prononce sa conférence : « Lénine et le passage pacifique au socialisme » au Centre d’études et de recherches marxistes, reprise dans les Cahiers du communisme en 1976, l’heure est au programme commun, à l’Union de la gauche, à la perspective d’un accès imminent au pouvoir. L’heure est aussi au XXIIe Congrès du PCF et à « l’abandon de la dictature du prolétariat » comme perspective stratégique.

Être léniniste dans la France d’aujourd’hui
Comment Lucien Sève envisage-t-il le passage au socialisme ? Dans les pas de Lénine. 1) « Pour changer réellement la société, il faut d’abord [...] assurer le passage du pouvoir politique à la classe ouvrière et à ses alliés. C’est la révolution ». À noter que la révolution ne prend pas nécessairement une forme insurrectionnelle. Lucien Sève s’emploie longuement à rappeler qu’on trouve chez Lénine « toute une théorie, et pendant de nombreux mois de 1917, toute une pratique de la révolution pacifique ». 2) Conquérir ne suffit pas, il faut « transformer de façon correspondante l’appareil d’État, passer d’un appareil d’État placé au-dessus des masses à un appareil dirigé par elles, […] s’engager dans la voie du dépérissement de l’État ». On retrouve ici le leitmotiv de Lénine dans L’État et la révolution : briser la machine étatique. Néanmoins, dans la phase de transition, « l’État demeure nécessaire à la fois pour organiser la construction de la société nouvelle et pour la défendre contre toute tentative de la remettre en cause par la violence contre la volonté des masses, ce ne sont pas les expériences récentes du Chili et du Portugal qui pourraient nous conduire à en douter ». 3) Tout au long de ce processus, « il est nécessaire que […] le parti communiste soit en mesure d’exercer une influence dirigeante », les masses et la classe ouvrière n’étant pas imperméables à « l’idéologie bourgeoise ». Pour résumer à l’extrême : un objectif, le socialisme, un processus, la révolution, un moyen, le parti de la classe ouvrière.

« Lénine a fait ce qu’il fallait en son temps ; mais son temps n’est plus le nôtre. »

Lucien Sève actualise la position de Lénine : la « dictature du prolétariat », « réponse hier nécessaire, […] et peut-être nécessaire aujourd’hui encore dans d’autres conditions que les nôtres », n’est plus d’actualité pour la France des années 1970. La « dictature du prolétariat » est l’une des formes historiques possible du passage du capitalisme au socialisme ; mais elle ne constitue pas l’essence de ce passage. « De tout ce qui constitue l’essence historiquement invariable du marxisme-léninisme, […] rien n’a été abandonné par le XXIIe Congrès ». Aujourd’hui, « pourquoi le pouvoir […] devrait-il n’être tenu par aucune loi [c’est la définition de la dictature : un pouvoir qui n’est plus soumis à aucune loi] alors que dans l’arsenal des lois existantes, pour bourgeoises qu’elles soient en général, il en est plus d’une que le pouvoir des monopoles est contraint de violer pour assurer sa domination ? ». Oui, la bourgeoisie s’accrochera à ses privilèges, oui il faudra lutter contre ses velléités revanchardes, mais la lutte se fera par les lois voulues par une majorité. Une nouvelle perspective stratégique voit donc le jour : la démocratie poussée jusqu’au socialisme, telle est la « réponse léniniste de notre temps ».

Inventer une nouvelle manière d’être communiste
1990, paraît Communisme : quel second souffle ? (désormais CQSS). Le contexte est très différent du précédent. En France, il est temps de faire le bilan de l’accès au pouvoir des communistes en 1981 et des nationalisations. À l’Est, de grands bouleversements s’annoncent dont on ne peut guère encore anticiper les résultats : le mur est tombé à Berlin, Gorbatchev est encore au pouvoir, la Chine est confronté aux manifestations de la place Tian’anmen.
Pour Lucien Sève, il est nécessaire de réexaminer les schémas hérités. Commence à être nettement souligné le caractère « obsolète » d’une partie de la pensée et de la pratique de Lénine. Obsolète ? Lénine a fait ce qu’il fallait en son temps ; mais son temps n’est plus le nôtre. Le socialisme demeure l’objectif, mais il faut le repenser de façon plus exigeante. Il ne doit plus se résumer aux nationalisations. En 1981, la nationalisation « s’est identifiée à une centralisation étatiste solidaire d’une gestion bureaucratique, elle a déplacé bien plutôt qu’aboli le fossé entre producteurs directs et moyens de production, échouant inévitablement de ce fait à concrétiser les promesses du socialisme » (CQSS, p. 30-31). Il a manqué l’essentiel : « l’autogestion », l’appropriation par les producteurs des moyens de production. Autre manière de dire que ce socialisme a manqué de communisme.
Lucien Sève écrit à cette occasion : « combien Lénine avait raison de refuser toute déconnexion de principe entre socialisme et communisme » (CQSS, p. 77). Fin septembre 1917, il écrivait en effet : « Nous savons que le premier manœuvre ou la première cuisinière venus ne sont pas sur-le-champ capables de participer à la gestion de l’État. […] [Néanmoins] nous exigeons la rupture immédiate avec le préjugé selon lequel seuls seraient en état de gérer l’État, d’accomplir le travail courant, quotidien de direction les fonctionnaires riches ou issus de familles riches ». Ils ne peuvent gérer immédiatement l’État ? Mais il faut gouverner avec cette perspective en tête et prendre des mesures dès aujourd’hui : formation, apprentissage, etc. Ainsi, insiste Lucien Sève, « le socialisme qui vise d’emblée de toutes ses forces le communisme est un tout autre socialisme que celui qui le renvoie négligemment aux calendes » (CQSS, p. 73-74), tout autre aussi qu’un socialisme à « contre front de la perspective du communisme » (CQSS, p. 75). La remarque vaut pour la France, mais aussi pour les pays socialistes. Il existe toute une gamme de socialismes, que l’on peut hiérarchiser en fonction de leur degré de connexion au communisme : des socialismes préparent activement au communisme, d’autres le renvoient à un avenir lointain, d’autres encore constituent un obstacle à son déploiement.

« Le socialisme qui vise d’emblée de toutes ses forces le communisme est un tout autre socialisme que celui qui le renvoie négligemment aux calendes, [...] tout autre aussi qu’un socialisme à contre front de la perspective du communisme. »

L’idée de révolution est revisitée de façon radicale. Il s’agit de tirer les leçons de l’expérience gouvernementale. Il faut notamment « en finir avec l’idée que les choses sérieuses commencent après la prise de pouvoir » (CQSS, p. 124). La révolution doit être appréhendée de façon radicalement neuve comme une « révolution processus » (CQSS, p. 121) et non plus comme la conquête du pouvoir suivie de nationalisations. Lucien Sève écrit : « Cessant de se focaliser sur l’acte présumé libérateur où la conquête du pouvoir permettra de socialiser la propriété, « la révolution » se démultiplie en révolutionnements progressifs où peuvent s’éprouver des capacités autogestionnaires, se conquérir des majorités partielles, s’ébaucher de nouveaux pouvoirs, se remporter des victoires d’idées, et où les éventuels sauts brusques ne font que consacrer une graduelle modification démocratique du rapport des forces et des audiences » (CQSS, p. 124). Il ne s’agit pas de renoncer purement et simplement à la conquête du pouvoir, mais de déplacer le centre de gravité de l’action politique : moins d’ « activités délégataires », plus de « démarches autogestionnaires » (CQSS, p. 214). La tâche étant d’oser « affronter l’antagonisme, indépassable en l’état actuel de la chose politique, entre ces deux logiques organisationnelles » (Commencer par les fins [dé­sormais CF], p. 198). Aux yeux de Lucien Sève, la politique des communistes dans les années 1980 se déclinait de deux manières : batailles défensives contre le capital et propagande électorale. L’objectif serait désormais de construire du neuf dès à présent au lieu de le renvoyer aux lendemains électoraux. Les communistes doivent faire preuve aujourd’hui même de leur capacité dirigeante, de leur capacité à proposer d’autres fonctionnements. Ils ne seront suivis qu’à cette condition.

« Il sera désormais question de bâtir non le parti d’une classe mais le parti d’un projet. »

L’énorme différence des contextes
Tout ceci n’est pas sans conséquence sur l’idée même de « parti ». Pour Lucien Sève, il ne s’agit pas tant de critiquer Lénine que de souligner l’énorme différence des contextes.
1. Désormais le parti est inclus dans les formes politiques dominantes. Et celles-ci peuvent affecter en profondeur et négativement son activité. Ainsi la lutte électorale, bien que nécessaire, peut finir par absorber la totalité des énergies militantes reléguant au second plan les « démarches autogestionnaires ». La médiatisation joue aussi un rôle négatif. Lénine était tout occupé par la question de la clandestinité, police tsariste oblige ; nous sommes confrontés, souligne Lucien Sève, à « l’extrême publicité de l’action politique » (CQSS, p. 210), qui peut porter atteinte à la démocratie interne au parti. La discussion se raréfie, puisque toute divergence est montée en épingle dans les médias et par le camp adverse, présentée comme querelles d’ego et germes de division. Le congrès, lieu d’intense discussion pour Lénine, risque pour la même raison d’être dénaturé en simple « affirmation d’unité » ou en « show pré-électoral » (CF, p. 194).

« Désormais, “une démarche d’avant-garde se trahirait elle-même en n’incluant pas aujourd’hui dans une mesure significative la contribution à son propre dépassement”. Il s’agit, sans l’abolir immédiatement, de travailler toujours au dépassement de la relation gouvernant – gouverné. »

2. Lénine entendait s’appuyer sur un groupe numériquement minoritaire : la classe ouvrière, dans une nation majoritairement paysanne. Cette situation n’est plus la nôtre. Le salariat constitue désormais « les neuf dixièmes de la population active ». Cette situation ne suffit pas à engendrer magiquement « la cohésion consciente nécessaire au succès d’une lutte d’ensemble » (CQSS, p. 212). Néanmoins, elle constitue une présupposition objective inestimable de son émergence. La conséquence quant au rôle du parti est décisive. Le parti demeure nécessaire mais seulement pour achever le rassemblement majoritaire qui s’esquisse déjà en bas. Il ne doit plus créer de toutes pièces, de façon volontariste, une majorité. Rôle centralisateur donc, mais qui n’est plus un rôle de « chef ». Le parti sera « analyseur, animateur, orienteur, coordinateur, rassembleur » (CQSS, p. 215). Raison pour laquelle il faudra privilégier l’image du « centre nerveux » (CQSS, p. 215) plutôt que celle de « l’état-major », trop verticale, lorsqu’on voudra parler du rôle d’avant-garde du parti.
3. Les vies militantes se sont beaucoup transformées elles aussi. Lucien Sève, attentif depuis longtemps à la question de la personnalité, souligne « la véritable révolution biographique » (CQSS, p. 148) de notre époque qui affecte la manière d’être un individu en société. Pour résumer à (trop) grands traits : notre temps promeut l’individu (pour le pire mais aussi le meilleur) et l’autonomie. La relation hiérarchique suscite plus d’allergies qu’avant. Un parti politique ne peut susciter l’envie de militer qu’à la condition d’épouser cette lourde tendance historique. Dé­sormais, « une démarche d’avant-garde se trahirait elle-même en n’incluant pas aujourd’hui dans une mesure significative la contribution à son propre dépassement » (CQSS, p. 218). Il s’agit, sans l’abolir immédiatement, de travailler toujours au dépassement de la relation gouvernant – gouverné.

« La révolution doit être appréhendée de façon radicalement neuve comme une “révolution processus” et non plus comme la conquête du pouvoir suivie de nationalisations. »

4. Une autre différence avec Lénine, abordée de façon plus latérale, concerne la question du sujet révolutionnaire. La classe ouvrière perd la centralité qu’elle avait chez Lénine et chez les socialistes de son temps : « Ce n’est plus la seule classe ouvrière, écrit Lucien Sève, fût-ce élargie, et dût-on additionner d’autres couches salariées, qui peut trouver motif direct à vouloir le dépasser [le capitalisme], mais bien, tendanciellement à tout le moins, l’ensemble virtuel des forces du travail et de la création » (CQSS, p. 134). La crise du capitalisme se fait plus globale et excède la seule question de l’exploitation. Elle touche, quoique de façon différenciée, par-delà les distinctions de classe. Le communisme devra être pensé sous le vocable plus englobant de l’aliénation, comme « ensemble des processus par lesquels les puissances sociales des hommes […] se détachent d’eux pour devenir des formes […] autonomes qui les subjuguent » (CF, p. 90). De ce fait, la révolution doit pouvoir concerner « tout être humain », le communisme devient visée du « développement des hommes », « de tous les individus ». Bref, il sera désormais question de bâtir non le parti d’une classe mais le parti d’un projet (CF, p. 186).
La référence à Lénine sera de moins en moins mobilisée pour éclairer le contexte politique immédiat, il reste que la défense de Lénine en son temps est demeurée l’une des préoccupations constantes de Lucien Sève. Lénine « demeure un irremplaçable apport culturel et pratique » (Penser avec Marx aujourd’hui, t. I, 258), il représente « ce qu’il y eut de mieux dans le mouvement révolutionnaire de jadis » (Octobre 1917, 122). Lucien Sève le définit comme « un marxisme pratique non stalinien » (CF, p. 211), comme le principal acteur d’une pratique politique communiste conforme à ses promesses. À rebours donc de l’assimilation de Lénine à Staline et au Goulag. On terminera par ces quelques mots de Lucien Sève : « Comment faire de la politique en sachant allier audace révolutionnaire et respect rigoureux des possibles ? C’est sur cette chose archi-précieuse qu’on apprend encore beaucoup à lire Lénine » (Octobre 1917, p. 122).

Florian Gulli est philosophe. Il est professeur agrégé au lycée Jules-Haag de Besançon.

Cause commune n°19 • septembre/octobre 2020