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Les mouvements de femmes au Brésil à l’origine du mouvement #EleNão et de la résistance au fascisme.

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Pendant la course électorale de 2018, les propos ma­chistes, misogynes, homo­phobes et racistes de Jair Bolsonaro et de son candidat à la vice-présidence, le général Mourão ont été quotidiens. Au pays de la mention « père incon­nu », où six des onze joueurs titulaires de l’équipe nationale masculine de football de 2018 ont été élevés uniquement par leurs mères et grand-mères, nous avons entendu celui qui était alors candidat à la vice-présidence, le général Hamilton Mourão (membre du Parti rénovateur brésilien, le PRTB), soutenir que les familles dirigées par des femmes sont des « fabriques de  désajustés » qui grossiront fatidiquement les rangs des gangs de narcotrafiquants. C’est dans ce contexte de nécessaire réaffirmation des valeurs fondamentales et de la lutte pour l’égalité pour toutes et tous que sont nés les mouvements des Femmes unies contre Bolsonaro et du « #EleNão ». Le rejet des femmes à l’égard du candidat d’extrême droite n’a cessé de monter et a constitué l’un des plus grands défis pour sa campagne. Les chiffres montrent que depuis la période de la dictature militaire (1964–1985), aucun autre moment de l’histoire brésilienne n’a connu une si grande divergence d’opinions entre les électorats féminin et masculin. Selon une enquête de l’institut de sondage Datafolha en septembre 2018, 50% des femmes déclaraient qu’elles ne voteraient en aucun cas pour Bolsonaro, contre 33% des hommes.

Naissance du MUCB
Le 30 août 2018, le groupe Facebook  Mulheres unidas contra Bolsonaro (Femmes unies contre Bolsonaro), MUCB, a vu le jour. En quelques heures, des centaines de milliers de femmes l’ont rejoint.
La fondatrice du groupe, Ludmilla Teixeira, explique comment le groupe a été créé : « Le groupe est né de la perception que j’avais de mes propres réseaux sociaux : j’ai vu que l’indignation contre les propos de Bolsonaro grandissait autant que les intentions de vote pour lui, mais il n’existait pas de groupe de résistance exclusivement féminin. Après une nuit de conversations avec une amie sur ce que nous pourrions faire pour bloquer la croissance de l’ancien candidat et sur la possibilité de créer une manifestation de rue, j’ai créé le groupe Facebook, qui était déjà exclusivement féminin et sans affiliation politique partisane particulière. »
Le 29 septembre 2018, le Brésil a connu les plus grandes manifestations féministes de son histoire, mais aussi la plus grande manifestation contre un candidat à la présidence de la République. Le mouvement #EleNão, qui a commencé de ma­nière assez spontanée, non partisane et virtuelle, a dépassé les frontières du féminisme, revendiquant également des valeurs communes à toutes et tous, comme la défense de la démocratie et le rejet de la dictature militaire. Né à gauche, le mouvement a été appuyé par des personnalités politiques, artistiques, par des groupes de supporters d’équipes locales de football, par d’autres mouvements sociaux et tant d’autres segments de la société. Des célébrités comme Madonna ou Roger Waters ont aussi adhéré au mouvement, donnant ainsi une visibilité internationale aux élections brésiliennes.
D’après des témoignages de thérapeutes, psychologues et psychiatres, il y a eu une nette augmentation des récits d’anxiété et de dépression pendant la campagne présidentielle, surtout auprès de publics LGBTQIA+, qui relatent des situations de peur, d’angoisse et d’insécurité. Toujours selon une enquête Datafolha, pendant la période électorale, 79% des Brésiliennes et des Brésiliens se disaient tristes et 62% avaient peur du futur lorsqu’elles ou ils étaient interrogés sur leurs sentiments par rapport au Brésil d’aujourd’hui.

Personne ne lâche la main de personne 
Peu de temps après les résultats des urnes, les électrices et les électeurs opposés à Bolsonaro ont lancé un mouvement de solidarité et d’union. Le message  Ninguém solta a mão de ninguém  (« personne ne lâche la main de personne ») s’est répandu sur les réseaux sociaux comme un moyen de montrer que, malgré la victoire du machisme, du racisme, du sexisme, de la misogynie et de la haine, celles et ceux qui tiennent à la démocratie et aux droits humains fondamentaux continueront unis.

« Le 29 septembre 2018, le Brésil a connu les plus grandes manifestations féministes de son histoire, mais aussi la plus grande manifestationcontre un candidat à la présidencede la République. »

Avec ce message, un accroissement du nombre des groupes d’accueil, de parole et de débat sur la santé émotionnelle s’est produit au milieu des discours de haine. Ludmilla, la fondatrice du MUCB, déclare : « Régulièrement des gouvernements autoritaires et ultraconservateurs vont tenter de revenir au pouvoir. Parfois, ils y arrivent, comme ici au Brésil ou aux États-Unis, mais nous savons aussi que cela ne sera pas la seule menace à la démocratie et à la liberté d’expression que nous aurons à affronter. C’est pour cela qu’une opposition et une résistance intelligentes sont très importantes, pour contrôler, exiger et faire obstruction à des mesures qui nous porteront directement préjudice. Lorsqu’un gouvernement de ce type accède au pouvoir, ce sont toutes les démocraties du monde qui sont en danger. Il est alors nécessaire de s’unir et de rester attentifs, pour que cela ne se répande pas. Aux Brésiliennes et aux Brésiliens nous demandons de rester unis car, avant même sa prise de pouvoir, le président élu avait déjà fait présager les dégâts d’une telle arrogance et d’un tel manque de préparation. à vous, Françaises et Français, je vous demande de retrouver les valeurs de votre révolution : la liberté, l’égalité et la fraternité, pour que cette menace ne touche pas votre pays à son tour. »

Flávia Castelhano est militante du MUCB.
Marina K. Maia est sociologue du genre dans le milieu associatif.


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Marielle Franco

Le crime commis contre la conseillère municipale de Rio de Janeiro, Marielle Franco, militante du PSOL (Parti socialisme et liberté) et Anderson Gomes, son chauffeur, a profondément marqué le scénario politique brésilien actuel. élevée dans la Maré, une favela de Rio, Marielle était fem­me, mère, noire, et lesbienne. Elle était à la cinquième pla­ce des conseillers ayant récolté le plus grand nombre de suffrages aux élections municipales et était pressentie comme candidate au poste de vice-gouverneure aux élections de 2018. Les meurtriers et les commanditaires de l'assassinat de Marielle Franco ne sont toujours pas connus, même si deux hommes ont été arrêtés en mars.


Quelques repères 

En 1917 apparaissent les premières grèves d’ouvrières au Brésil.
En 1922, le Parti communiste brésilien (PCB) inclut dans son programme la défense des droits des femmes. La même année, le mouvement de la Semaine d’art moderne travaille sur les fragilités de l’organisation sociale brésilienne causée par la discrimination des Noirs (hommes et femmes) et des femmes dans le pays. Parallèlement naît la Fédération brésilienne pour le progrès féminin.
En 1928, les femmes du Rio Grande do Norte sont les premières à voter et à élire la première maire du pays. Même si cette élection finira par être annulée au niveau fédéral, elle aura servi à renforcer le débat national.
Le droit des femmes à voter et à se porter candidates ne sera garanti qu’en 1932.
En 1964 est instaurée la dictature militaire, par une junte qui destitue le président João Goulart. Depuis la fin de la dictature, en 1985, d’importantes avancées ont eu lieu comme l’instauration de commissariats spécialisés dans la prise en charge de femmes victimes de violences.
En 1994 est élue la première gouverneure à la tête d’un État fédéré.
En 2010 le Brésil élit Dilma Roussef, sa première présidente.

Un climat de violences sexistes et sexuelles
Cette année, la loi 13.104 de 2015, connue comme la « loi contre le féminicide », a eu quatre ans en mars. Selon le journal O Globo du 21 janvier 2019, 107 cas de féminicides auraient été enregistrés dans le pays depuis le début de l’année. En 2018 le Brésil a enregistré 60 000 viols et 193 000 dénonciations pour violences domestiques. L’ONG Save the Children a publié une enquête en 2016 qui accordait au Brésil le titre de « pire pays au monde où naître fille ». Avec des taux de mariages et de grossesses infantiles, d’enfants déscolarisés encore très élevés, le Brésil approche les chiffres d’un pays comme Haïti.

Les Brésiliennes en politique
Selon une étude de l’ONU, le Brésil occupe la 133e place (sur 193) dans un classement international sur la présence des femmes en politique, derrière la Jordanie, l'Azerbaïdjan, la Corée du Nord ou la Libye, avec 15% de femmes à la Chambre des députés, et un peu moins au Sénat (12 sur 81). Parmi les gouverneurs, la situation est sidérante puisque sur 27 élus, il n’y a qu’une femme : la pétiste (membre du Parti des travailleurs) Fátima Bezerra, élue par l’état du Rio Grande do Norte. Au sein de l’exécutif, on compte deux femmes, Tereza Cristina (Democratas, DEM), ministre de l'Agriculture, et Damares Alves, ministre des Droits de l'homme, de la famille et de la femme (sic). En ce début 2019, la scène politique brésilienne est représentée par des hommes, blancs, la cinquantaine, hétérosexuels ; renforçant ainsi la pauvreté des indices de diversité représentative.

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019