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De l’eurocommunisme à la chute du mur de Berlin…
Entretien avec Francis Wurtz

Quelles relations entretenait le PCF avec le Parti communiste italien (PCI) pendant les années 1960 et le début des années 1970 ?
Cette période (avant 1968) relève, pour ma génération, de l’histoire apprise et non de l’expérience vécue. Je serai donc prudent. Jusqu’au milieu des années 1960, nos relations avec le PCI sont notamment marquées par les débats sur l’attitude à adopter face à la crise du mouvement communiste international (schisme chino-soviétique). En 1964, au XVIIe congrès du PCF, Maurice Thorez refusa même de rencontrer son homologue italien, Palmiro Togliatti, à ce propos. Plus généralement, revenaient souvent les différences d’approche entre un Togliatti adepte du « polycentrisme » du mouvement communiste et un Thorez opposé à un regroupement régional des partis communistes. À ce problème s’ajoutaient les divergences sur le processus d’intégration européenne.
Il faut, pour comprendre ces contradictions, prendre en considération le contexte national dans lequel évolue chacun des deux partis. Cela vaut pour l’histoire et les traditions des mouvements ouvriers respectifs, comme pour la situation politique proprement dite. Ces contradictions induisent des différences, voire des divergences culturelles, idéologiques et, donc, stratégiques. La « voie italienne » va longtemps être assimilée par le PCF au « danger opportuniste ». Ajoutons que le PCI était traversé par des courants aux positions contradictoires. Chacune des tendances était incarnée par une forte personnalité, influente et respectée, mais par définition controversée : en particulier Pietro Ingrao à « l’aile gauche » et Giorgio Amendola à « l’aile droite ». Cette situation hybride était naturellement propice aux tensions entre nos deux partis – le PCF étant, par sa tradition marxiste-léniniste, contre les tendances. Celles-ci pouvaient être conjoncturelles – telle délégation italienne profitant d’un séjour en France pour rencontrer des interlocuteurs en conflit avec le Parti communiste, par exemple –, ou de nature structurelle, à l’occasion de la publication d’un texte de congrès du PCI contredisant certaines de nos thèses, ou dans le cadre des multiples rencontres préparatoires à une conférence internationale des partis communistes, etc.
Dans l’ensemble, les relations entre les deux partis connurent une période plus apaisée dans la seconde moitié des années 1960. Aux deux leaders historiques des deux partis avaient succédé Luigi Longo (1900-1980) et Waldeck Rochet en 1964. La même année, la destitution de Khrouchtchev change la donne : « Le mouvement communiste ne sera plus comme avant », déclare Jean Kanapa (1921-1978), annonçant les prémices de la « voie française au socialisme ». Le séisme que provoque l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, en 1968, rapproche davantage le PCI et le PCF, tous deux favorables à l’expérience Alexandre Dubcek (1921-1992). Dans les deux partis, la nette condamnation de l’opération soviétique créera des divisions internes, attisées par Moscou. Malgré cela, le PCI comme le PCF tenteront d’éviter la rupture avec l’URSS. Le PCF soutiendra même la « normalisation » engagée en Tchécoslovaquie par le successeur d’Alexandre Dubcek, Gustav Husak, tout en optant clairement pour la « voie française vers le socialisme » qui fera l’objet, la même année, d’un document de référence pour la période : le  « Manifeste de Champigny ». Il faudra attendre encore huit ans pour que des innovations stratégiques, en germe en cette année traumatisante, voient le jour dans un texte officiel : le XXIIe congrès du PCF de 1976. Cette nouvelle décennie s’avérera riche en rebondissements dans les relations du PCF avec ses homologues d’Europe du Sud.

Un tournant s’opère au milieu des années 1970 : la chute de Marcelo Caetano au Portugal avec la « Révolution des œillets » en 1974, la mort de Franco en 1975, la montée électorale du PCI avec l’éventualité de sa participation au gouvernement. Quelle a été l’analyse du PCF à l’égard de ces pays de l’Europe du sud ?
Ah, la Révolution des œillets ! Quel souvenir extraordinaire ! Un événement digne des annales du combat pour la liberté ! Nous chantions tous les premières paroles de Grândola Vila Morena, cette chanson interdite sous la dictature, car considérée comme « communiste », et dont la diffusion, organisée clandestinement, au petit matin du 25 avril 1974 à la radio, donna aux militaires prêts pour l’insurrection le signal du départ pour foncer vers le centre de Lisbonne et renverser une dictature vieille de quatre décennies ! Au réveil, les habitants laissèrent éclater leur joie et offrirent des œillets rouges à leurs libérateurs ! C’est dire si le PCF, heureux et admiratif, était de tout cœur aux côtés de leurs camarades portugais dont beaucoup, notamment parmi les dirigeants du Parti communiste portugais, étaient réfugiés en France. « Nous avons sous-estimé ce parti », m’avait dit dans les semaines qui suivirent cette formidable victoire le collaborateur d’un important responsable du PCF. Certes, l’idée d’un soutien à un éventuel gouvernement de colonels, fussent-ils progressistes, lui aurait posé un problème, mais la question ne se posa pas.
La même année a lieu la chute de la dictature militaire grecque ! Enfin, un an après, ce fut au tour du peuple espagnol de se débarrasser du franquisme. Là encore, le parti communiste de ce pays si proche révélera sa capacité à rassembler les forces démocratiques au service de ce changement historique. Cette ambiance de libération au sud de l’Europe, bientôt confortée par la victoire des peuples d’Angola, du Mozambique et de la Guinée-Bissau contre leurs colonisateurs salazaristes, était pour nous une incroyable source de fierté, d’optimisme et de motivation pour notre propre combat.

« En 1975 se tient une session du comité central consacrée à une dénonciation approfondie du stalinisme, et se prépare le XXIIe congrès. »

Le cas de l’Italie est naturellement différent. Là, pas de dictature à renverser. Le parti communiste le plus puissant d’Europe occidentale y occupe une place centrale. Depuis 1972, c’est Enrico Berlinguer (1922-1984) qui le dirige. En 1973, il lance son projet stratégique de « compromis historique » entre le PCI et la Démocratie chrétienne. Si l’influence du PCI suscite l’intérêt et le respect des communistes français (un dirigeant d’alors du PCF me confiait au retour d’une visite dans un fief communiste en Italie : « Ça rend humble »), sa stratégie suscite chez nous d’évidentes interrogations. Certes, le PCF tient beaucoup au respect des choix de chaque parti en fonction de sa situation nationale et il se reconnaît dans la volonté de Berlinguer de réaliser un rassemblement nettement majoritaire pour le changement. Mais quel changement espérer d’une alliance avec la démocratie chrétienne qui pratique une politique d’austérité ? Des manifestations ont d’ailleurs lieu en Italie contre ce virage qualifié d’« opportuniste ». Pour le PCF, la seule stratégie concevable en France, malgré ses risques – perçus dès 1972 par la direction du parti, mais alors encore tenus secrets –, est celle de « l’union de la gauche » pour aller vers un « gouvernement démocratique d’union populaire ». C’est précisément en 1974 que commencera à s’opérer, à l’occasion de plusieurs élections législatives partielles, cette inversion des rapports de force entre PCF et PS, tant redoutée. Cette situation poussera-t-elle la direction du parti à accélérer l’aggiornamento du parti pour se libérer du boulet de la proximité de l’URSS ? En tout état de cause, c’est en 1975 que se tient une session du comité central consacrée à une dénonciation approfondie du stalinisme, et que se prépare le XXIIe congrès.

J’ai sous les yeux un petit article de L’Express Rhône-Alpes de mai 1974 relatant « le premier meeting communiste européen » au palais des sports de Lyon avec douze mille personnes. Est-ce le point de départ de cet aggiornamento ?
Ce que je viens d’évoquer était un possible moment d’accélération d’un processus engagé plusieurs années auparavant. Des réflexions sont en cours depuis la fin des années 1960 et le début de la décennie 1970. Rappelons que le PCF publie « Changer de cap » en 1971 en vue de signer un « programme commun de la gauche » en 1972, avec l’espoir d’exercer des responsabilités nationales. Ce changement s’accompagne d’une accentuation de la recherche d’une voie autonome vers le socialisme et d’une prise de distance avec Moscou sur la question clé de la démocratie et des droits de l’homme. C’est en 1973 que Georges Marchais publie Le Défi démocratique, suivi deux ans plus tard, en 1975, d’une session du comité central consacrée à une condamnation approfondie du stalinisme, et, bien sûr, en 1976, de l’emblématique XXIIe congrès. Toutes ces avancées sont suivies de près, aussi bien à Rome qu’à Moscou.

« Le point d’orgue de ce mouvement versce que l’on appellera “l’eurocommunisme” est le meeting tripartite de Madrid, en mars 1977 : au PCI et au PCF se joint à présent le PCE. »

Ce que j’appelle les « interrogations du PCF sur la stratégie du PCI », et notamment sur son projet d’alliance avec la démocratie-chrétienne – et sur son soutien immodéré à la CEE – tient aux différences fondamentales de nos situations nationales respectives. Elles demeureront, sans empêcher néanmoins la recherche d’initiatives communes très significatives entre les deux partis communistes les plus puissants d’Europe occidentale. C’est particulièrement le cas de la part de Georges Marchais et d’Enrico Berlinguer, arrivés presque en même temps aux plus hautes responsabilités dans leur parti. Ils multiplieront les rencontres bilatérales et de grands meetings communs, qui seront chaque fois plébiscités par les communistes et leurs sympathisants. Après celui de mai 1974 se tient une importante rencontre au sommet en novembre 1975 où se décide le rassemblement de la porte de Pantin de juin 1976.

« En 1979, à l’occasion d’un nouveau meeting commun Marchais-Berlinguer en vue des premières élections européennes, il sera bien encore question d’eurocommunisme dans le discours du secrétaire général, mais le cœur n’y est plus vraiment. »

Le point d’orgue de ce mouvement vers ce que l’on appellera « l’eurocommunisme » est le meeting tripartite de Madrid, en mars 1977 : au PCI et au PCF se joint le Parti communiste espagnol (PCE). Le succès de ces initiatives stratégiques et l’espoir qu’elles suscitent sont tels que des partis aussi peu « européens » que le parti communiste du Mexique ou celui du Japon se réclameront à leur tour de ces orientations !

Un moment crucial semble la prise de distance très nette, voire brutale du PCF vis-à-vis du PCUS, suite à la sortie d’un documentaire télévisé sur les camps soviétiques à l’automne 1975, suivie du XXIIe congrès en février 1976. Comment cela s’est-il passé ?
Cette « prise de distance » est tout sauf une réaction brusque à une révélation. Il s’agit davantage d’un processus politique qui mûrit au fil des réflexions, des contradictions rencontrées et, j’ajouterai, du rôle que peuvent jouer des individus à un moment décisif. La proximité politique et la confiance personnelle qui ont uni Georges Marchais à Jean Kanapa – devenu responsable du secteur de politique extérieure en 1975 et qui l’est resté jusqu’à son décès prématuré en 1978 – ont incontestablement contribué aux avancées spectaculaires qui ont marqué la politique internationale du PCF durant cette période. 
Les dirigeants soviétiques n’avaient pas accepté d’officialiser l’existence d’une divergence de fond entre le PCF et le PCUS sur la démocratie comme sur la conception d’un modèle universel (unique, en fait) du socialisme. Ils ont multiplié les pressions sur les militants ou les dirigeants pour tenter de susciter des divisions au sein du parti français. Je l’ai vécu personnellement durant l’été 1977 lors d’un séjour (de loisir) en Union soviétique. La direction soviétique avait même poussé l’ingérence jusqu’à adresser, toujours en 1977, une longue lettre au comité central du PCF, invitant ses membres à s’opposer aux orientations comme aux principaux dirigeants de leur parti ! Le comité central en avait longuement débattu avant d’adresser au PCUS une réponse cinglante. Le texte de ces missives, longtemps tenues secrètes, n’a été publié que bien plus tard (en 1991) ! Mais, rétrospectivement, cet épisode en dit long sur la détermination de la direction de l’époque du PCF d’en finir avec toute forme d’allégeance à l’égard du Parti communiste de l’URSS.

Le rôle personnel des responsables de la politique extérieure du parti (Jean Kanapa puis Maxime Gremetz) a-t-il été déterminant ou était-il représentatif de « l’air du temps » ?
De mon point de vue, le poids de l’action de l’un comme de l’autre fut évident : Kanapa fit avancer le parti, Gremetz le fit reculer. C’est connu pour ce qui concerne les relations avec Moscou, mais l’influence négative du second s’étendait au-delà, en particulier à propos de notre approche des enjeux européens. Certes, la responsabilité de nos avancées comme de nos reculs fut collective. Cela étant, un responsable de secteur peut influencer le collectif dans un sens ou dans un autre, selon la hiérarchie des informations qu’il diffuse, les militants à qui il délègue des missions, le type d’initiatives qu’il lance…

Pourquoi l’« eurocommunisme » s’est-il évaporé vers 1980 ?
Comme souvent, c’est un faisceau d’événements qui explique l’épuisement du courant qui avait porté l’esprit « eurocommuniste ». Dans chacun des trois pays les plus concernés, la situation de la fin des années 1970 a conduit les différents partis à se recentrer sur des enjeux nationaux. En France, la rupture du programme commun, fin 1977, et les crispations politiques qui en ont résulté en 1978 ont pesé lourd. En Italie, l’assassinat d’Aldo Moro – le président de la Démocratie chrétienne et principal interlocuteur de Berlinguer sur l’hypothèse d’un « compromis historique » – par les Brigades rouges, en 1978, a fait l’effet d’un tremblement de terre et rebattu les cartes politiques. En Espagne, les communistes se sont divisés et leur leader historique Santiago Carrillo contribue indirectement à renforcer l’autre tendance de son parti hostile à toute ouverture. À nouveau, on mesure l’influence que la personnalité d’un dirigeant peut exercer à certains moments-charnière sur les événements. En France, le remplacement de Jean Kanapa par Maxime Gremetz a joué, selon moi, négativement sur la gestion d’une phase – en elle-même déjà suffisamment complexe et délicate – de l’euro­com­munisme. Autant le premier encourageait l’esprit critique vis-à-vis de la direction soviétique, autant le second cherchait à favoriser le rapprochement entre le PCF et le PCUS.

« Plus le “camp socialiste” tombait en ruine, plus le doute s’installait dans les esprits et les débats s’animaient au PCF…»

En 1979, à l’occasion d’un nouveau meeting commun Marchais-Berlinguer en vue des premières élections européennes, il sera bien encore question d’eurocommunisme dans le discours du secrétaire général, mais le cœur n’y est plus vraiment. Pour le leader du PCI aussi, la situation politique nationale semble accaparer de plus en plus son attention : c’est l’année où le PCI met fin à sa participation à la majorité parlementaire et se tourne davantage vers le mouvement social. Sur le plan international, l’horizon va encore s’obscurcir avec l’intervention soviétique en Afghanistan fin 1979 suivie de peu par l’arrivée à Moscou de la délégation du PCF…

Durant les années 1980, le PCF disait à propos des pays socialistes qu’ils avaient des problèmes avec la démocratie, qu’ils seraient obligés de changer sur ce point. Le PCF pensait-il que cela pouvait s’arranger ? S’est-il fait des illusions sur Gorbatchev ?
Sur le premier point, c’est juste : lorsqu’au lendemain du déclenchement de « l’état de guerre » en Pologne, fin 1981, Enrico Berlinguer prononce sa fameuse phrase sur « l’épuisement de la force propulsive qui a pour origine la révolution d’Octobre » et l’incapacité des sociétés de l’Est européen de se renouveler, le PCF ne partage pas son analyse. Mais les communistes ne sont pas tous de cet avis. Depuis l’écrasement du « printemps de Prague » en 1968, des ressorts se sont cassés. Maintenant, c’est Varsovie qui oppose l’armée à la classe ouvrière ! Tout le monde est troublé, voire en plein désarroi. Beaucoup d’entre nous veulent néanmoins croire qu’il s’agit de dérives non inhérentes au système. N’oublions pas que nous sommes alors dans un monde bipolaire : reconnaître qu’un pôle se meurt, c’est d’une certaine manière annoncer la victoire finale de l’adversaire de classe…
D’où ma réponse nuancée à la seconde partie de ta question : la perception de Gorbatchev. Si des nostalgiques de la « belle époque » du brejnevisme triomphant se méfient de l’audace politique et de la modernité du style du nouveau président de l’URSS, beaucoup d’autres – dont je suis – accueillent avec enthousiasme ce tournant inespéré qui semble donner tort aux prévisions pessimistes de Berlinguer ! Quel souffle, en effet, en 1985-1986 ! Les plus brillants intellectuels et d’innombrables personnalités progressistes du monde entier font le voyage à Moscou. Gorbatchev jouit d’une incroyable popularité dans toute l’Europe. Un nouvel espoir est né.

« Avons-nous été “pris de court” par l’ébullition en cours en Chine ? Non ! Le mécontentement social était connu. Par la victoire des “conservateurs” au sein du pouvoir ? Nous la redoutions sans en savoir plus. »

Même sa tournée dans les pays de l’Est semblait encore rendre possibles de vraies ruptures démocratiques : enfin quelqu’un avait et la volonté et le pouvoir de bousculer l’ordre sclérosé en place dans ces pays ! « Celui qui vient trop tard est puni par la vie », avait-il lancé aux dirigeant de la RDA, Erich Honecker, tout en le prévenant qu’il ne pourrait plus compter sur l’Armée rouge pour sauver son régime !
Tout change par la suite. Gorbatchev, hier si offensif, ne fait bientôt plus que gérer des rapports de force de plus en plus défavorables, tant à l’intérieur que sur la scène internationale. Jusqu’à appuyer le président américain dans la guerre du Golfe. Qu’on se l’avoue ou pas, on sent bien que le mal est si profond que la renaissance espérée n’adviendra pas.

Le PCF a-t-il été pris de court en 1989 par Tien-an-Men, par la chute du mur de Berlin et des régimes de l’Est ? Avait-il encore un espoir vis-à-vis de l’URSS avant son explosion – ou implosion – de 1991 ?
Je distinguerai nettement le cas des mobilisations de 1989 à Tien-an-Men de celles qui ont eu lieu la même année en Europe de l’Est. 
En Chine, les manifestations de 1989 ont un lien direct avec les effets contradictoires des réformes libérales lancées à l’initiative de Deng Xiaoping depuis une dizaine d’années : augmentation des revenus des paysans et de certaines couches urbaines, mais explosion des inégalités et fin de la sécurité de l’emploi ; plus grande liberté de pensée et d’expression, mais corruption insupportable, etc. Et, par-dessus tout, un affrontement violent – et visible de tous depuis quelque temps – au plus haut niveau du pouvoir entre « conservateurs » opposés aux réformes en cours, mais surtout partisans d’un rétablissement de l’ordre par la manière forte, et « réformateurs », favorables aux réformes économiques mais aussi à la liberté d’expression et prônant la recherche d’une solution par le dialogue. 
Ces contradictions sont au cœur du gigantesque forum qui se forme à Tien-an-Men à partir d’avril 1989, à l’annonce du décès de l’ancien secrétaire général du parti, Hu Yaobang, une figure du courant réformateur très populaire, limogé deux ans auparavant… après de premières manifestations étudiantes. Autre illustration de la complexité de la situation : au moment de ces gigantesques mobilisations, le secrétaire général du parti est… un autre réformateur, Zhao Ziyang – celui-là même qui a reçu Gorbatchev et qui viendra sur la place, à la mi-mai 1989, discuter avec les grévistes de la faim. Il sera renversé à son tour par les organisateurs de la répression des 3 au 4 juin suivants. Rien n’était donc écrit d’avance, jusqu’à quelques jours de l’assaut final.
J’en reviens donc à ta question : avons-nous été « pris de court » ? Par l’ébullition en cours en Chine ? Non ! Le mécontentement social était connu. Par la victoire des « conservateurs » au sein du pouvoir ? Nous la redoutions sans en savoir plus.
Dans les « pays de l’Est », les signes d’un épuisement du modèle en vigueur étaient visibles depuis longtemps, sous des formes différentes selon les pays – depuis la tentative de rénovation de l’expérience Dubcek en Tchécoslovaquie, en 1968, jusqu’à l’émergence de Solidarnosc en Pologne, en 1980. Il était clair que cela ne pouvait pas continuer ainsi. Un important dirigeant du PCF rencontré lors d’un séjour personnel en Hongrie au moment des grèves en Pologne me confirma les profondes interrogations sur l’avenir que ces événements suscitaient dans notre parti. Imaginions-nous pour autant l’effondrement général du « camp socialiste » dans la décennie ? Non. Quant au mur de Berlin, si on souhaitait qu’il disparaisse un jour, c’est un fait qu’en 1989, sa chute – et les conditions dans lesquelles elle s’est produite – nous a totalement pris de court. Comme (presque) tout le monde, y compris le chancelier Helmut Kohl !
La manière dont s’est faite, l’année suivante, la réunification de l’Allemagne, sous la forme d’une quasi-annexion, révélait un état des rapports de force tel que l’on ne pouvait plus guère se faire d’illusions sur la suite, à court ou moyen terme. Le ralliement de fait de Gorbatchev à la guerre du Golfe, en 1990, puis l’humiliation imposée à celui-ci par les dirigeants du G7, en juin 1991, en lui déniant le droit de participer, comme attendu, à leurs délibérations, puis en lui refusant l’aide promise, sonnaient d’une certaine manière le glas de l’Union soviétique.

Le PCF se prononçait pour une sorte de socialisme à visage humain, il insistait sur la diversité du socialisme existant. La plupart des militants ne voyaient-ils l’avenir que comme une variante améliorée de cet existant ? Le PCI venait de virer de bord en 1987, le PCF a-t-il eu l’impression de se retrouver tout nu et tout seul ? Quelles ont été alors les répercussions sur la politique extérieure du parti, sur l’analyse des rapports de force mondiaux, sur ce qu’allaient devenir les pays dits du tiers monde ?
Je serai plus nuancé que toi au sujet des attentes des militants communistes en matière de société socialiste en France. Une chose était de manquer trop longtemps d’esprit critique sur les « pays socialistes » ; tout autre chose d’espérer pour la France un système comparable, même adapté, particulièrement sur le plan de la démocratie. Cette dichotomie – pour ne pas dire plus – était le propre de la vision du monde en deux « camps ». Cela étant, plus le « camp socialiste » tombait en ruine, plus le doute s’installait dans les esprits et les débats s’animaient au PCF…
Au même moment, en Italie, la situation politique se dégradait en effet. Les scores du PCI demeuraient certes enviables en comparaison des nôtres, mais son déclin était amorcé et la confusion y régnait sur la stratégie à adopter. En 1987, le PCI subit une défaite politique retentissante en perdant un référendum sur un sujet emblématique : le sauvetage de l’échelle mobile des salaires que le président du Conseil, socialiste, Bettino Craxi, venait de casser. C’en était bien fini de « l’hégémonie culturelle » du PCI. Mais le vrai tournant a lieu en 1990, au congrès de Bologne, où le secrétaire général du parti, Achille Occhetto, lance le processus qui conduira l’année suivante à la dissolution du plus puissant parti communiste du monde occidental. Pour nous, ce fut une tragédie – et pour moi, ça le reste. Nous sentions-nous « tout seuls » ? Oui : seuls et, nous-mêmes, très affaiblis.
J’étais, alors, encore très impliqué dans les relations avec les pays du Sud – Afrique, Amérique latine, Méditerrannée. Je sentais monter partout l’inquiétude sur le monde nouveau qui s’annonçait : celui d’un « Occident » triomphant et sans pitié. Même des interlocuteurs naguère connus pour leur grande réserve à l’égard de l’Union soviétique et leur scepticisme vis-à-vis des partis communistes jugés trop complaisants à l’égard de Moscou s’interrogeaient à haute voix sur les conséquences de ce tremblement de terre géostratégique. J’ai vu, lors d’une réunion de l’Assemblée paritaire Union européenne-Afrique, Caraïbes, Pacifique de cette période, des représentants africains rester sans voix devant l’arrogance d’un haut fonctionnaire de Bruxelles venu leur annoncer que le temps de la complaisance de l’Europe à leur égard était désormais fini ! Les critères du FMI remplaceraient les anciens paramètres dans les relations Europe-Sud…
Appelé, fin 1991, à remplacer Maxime Gremetz à la « Polex », j’ai entrepris – avec le total accord de Georges Marchais – de faire le tour d’un certain nombre de pays européens, à la rencontre de partis communistes ou d’ex-partis communistes (dans les « pays de l’Est »), mais pas seulement. Nous souhaitions partir, plus généralement, à
la recherche d’interlocuteurs – voire de formations – progressistes prêts à s’impliquer dans un nouveau type de relations souples, ne se référant plus à un « mouvement » structuré sinon ossifié, mais reposant sur une proximité de valeurs et respectant pleinement la diversité de sensibilité. Ce ne fut pas toujours facile, mais cela nous aidera à renouveler nos conceptions et nos pratiques dans les relations internationales.

Francis Wurtz est député honoraire au Parlement européen et ancien responsable de la politique extérieure du PCF.

Propos recueillis par Pierre Crépel.

 



la liberté guide nos pas
Pour un avancée décisive de la démocratie
(7 novembre 1977) Extrait de la déclaration

L’homme vit de pain et il vit aussi – c’est essentiel – de liberté, de responsabilité. Des millions d’hommes et de femmes de notre pays éprouvent une faim grandissante de démocratie. Ils aspirent à se prendre en charge. C’est le sens même de leur existence qui est en cause. Il n’y a d’issue à la crise que si l’on entreprend une transformation sociale qui fasse avancer la démocratie plus loin qu’elle n’a jamais été. Il s’agit d’inventer une République nouvelle.[...]
La transformation sociale implique d’abord que la collectivité prenne la maîtrise des branches décisives de l’économie et que le pouvoir politique change dans son contenu et ses méthodes. Les nationalisations et la participation des travailleurs à la direction de l’État sont indispensables.
Ces objectifs ne sont pas une fin en soi. Ce sont, à nos yeux, des moyens qui doivent être subordonnés, à chaque étape, en toutes circonstances, sous tous les aspects, à la fin pour laquelle nous luttons : une transformation de la vie, une société de bien-être, de justice, de fraternité, de liberté.
De ces moyens, on ne peut se passer. Car la domination d’un petit nombre sur la propriété et le pouvoir constitue un blocage, c’est un verrou qu’il faut faire sauter.
Nécessaires, ces moyens ne sont pas suffisants. L’expérience prouve que les changements dans la propriété et à la direction de l’Etat ne suffisent pas à accomplir cette transformation. L’exploitation et l’oppression marquent toute la société capitaliste, dans les entreprises et au-delà de leurs murs, dans les domaines les plus divers. Elles résultent du caractère de la propriété, mais ont imprégné si longtemps et si profondément l’ensemble des rapports sociaux, les mentalités, les habitudes, la culture qu’elles risquent de survivre à la transformation de la propriété. Elles risquent de reproduire sur une base économique nouvelle les hiérarchies et les méthodes de commandement caractéristiques de la société où une minorité dirige tout, alors que la masse des travailleurs est confinée dans un rôle d’exécution. Une bureaucratie risque d’en remplacer une autre, des technocrates « de gauche » risquent de succéder à des technocrates « de droite ».

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020