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En lien avec la situation politique et sociale, l’anticolonialisme n’a pas toujours suivi une ligne droite au sein du PCF mais il en a été une ligne de force avec des chemins divers selon les pays.

En Europe, jusqu’à la guerre de 1914, dominait l’idée que les peuples des autres continents étaient des sauvages ou des attardés, vivant sous des régimes despotiques. La colonisation leur apportait donc la civilisation et la liberté. Comment les mouvements socialistes et communistes se sont-ils comportés face à ces croyances ?
Il y a une offensive concertée du parti colonial et plus généralement de la bourgeoisie française après la défaite de 1870 : se rendant compte que les espoirs de grandeur de la France et de nouvelles sources de profits sont barrés en Europe par la supériorité des Prussiens, ils se reportent sur l’outre-mer. En gros, entre 1880 et 1914, l’empire colonial double. C’est l’époque des conquêtes de la Tunisie, du Maroc, l’achèvement de celles de l’Indochine et de l’Afrique subsaharienne. Les classes dirigeantes accompagnent ces aventures d’une propagande visant à faire adhérer l’ensemble de la population à l’idéologie coloniale. On parle beaucoup de l’Exposition coloniale de 1931 à Paris mais une quinzaine d’autres, l’ont précédée : à Lyon en 1894, à Marseille en 1906… Cette propagande est omniprésente dès les bancs de l’école, puis dans la presse pour adultes (L’Illustration), pour enfants (L’Intrépide, Bécassine). En 1914, la conquête des esprits est achevée.

« 1925-1935 est la décennie héroïque du PCF contre le colonialisme, l’engagement est très fort, le droit à l’indépendance est proclamé (dès 1926 pour l’Algérie), il est alors victime de la répression systématique de la part de la droite, des radicaux et des socialistes. »

À cette époque, l’opposition vient surtout des anarchistes, mêlant dans leur protestation anticléricalisme, antimilitarisme et anticolonialisme. Le mouvement syndical ou socialiste y porte peu d’attention, mis à part quelques pics de protestation, comme au congrès de Romilly du Parti ouvrier français en 1895 avec Jules Guesde. Au début du XXe siècle, Jean Jaurès (le second Jaurès) est à peu près le seul homme politique socialiste français à prendre la mesure du problème, il est parvenu au seuil de l’anticolonialisme.

La création du Parti communiste, c’est l’acceptation des vingt et une conditions de l’Internationale de Lénine. La huitième ordonne explicitement « de soutenir, non en paroles, mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impérialistes de la métropole », etc. Le PCF a-t-il exactement suivi ces préceptes lors de ses premières années ?
Au congrès de Tours, le colonialisme est très peu évoqué. L’exception, c’est Nguyen Ai Quoc (qui prendra le pseudonyme de Ho Chi Minh en 1942). Il est soutenu par Paul Vaillant-Couturier et quelques autres (dont Jacques Doriot, qui n’a pas encore entamé sa trajectoire vers tout autre chose). Mais la question est considérée comme annexe. Les congressistes sont séduits par la radicalité du processus issu de la révolution d’Octobre, l’adhésion aux vingt et une conditions se fait en bloc et la huitième est avalée avec le reste, sans forcément y accorder une importance centrale. La présentation que fait Jean Fréville dans La nuit finit à Tours (éditions sociales, 1950)est idyllique : l’anticolonialisme du jeune mouvement communiste fut un processus et non une adhésion brusque. Le vrai tournant, c’est la guerre du Rif en 1925, chez les communistes, notamment avec Maurice Thorez. Le PCF noue à ce moment des alliances plus ou moins solides avec la CGTU, les surréalistes, les anarchistes. Le mouvement ouvrier n’est pas spontanément anticolonial.

À l’époque du Front populaire, le PCF a-t-il fléchi dans son combat anticolonial pour faire plaisir aux socialistes et aux radicaux ?
1925-1935 est la décennie héroïque du PCF contre le colonialisme, l’engagement est très fort, le droit à l’indépendance est proclamé (dès 1926 pour l’Algérie), il est alors victime de la répression systématique de la part de la droite, des radicaux et des socialistes. Avec le Front populaire, un virage est pris. Le danger fasciste en Europe, l’agressivité japonaise en Indochine sont trop importants, le raisonnement communiste est qu’il faut se rapprocher des radicaux et des socialistes. Les mots d’ordre d’indépendance disparaissent pratiquement jusqu’aux années 1950. Quand Maurice Thorez prononce son discours sur la « nation algérienne en formation » (février 1939), il envisage la possibilité d’une union fraternelle entre les peuples français et algérien. Le fond de la logique de la politique communiste, alors, c’est l’espoir que l’approfondissement de la démocratie française, en particulier grâce au poids du PCF, débouchera sur la démocratisation de la situation coloniale, puis à une « union fraternelle » des peuples de métropole et des colonies. Logique qui se révélera tragiquement illusoire.

Même question pendant la Résistance et à la Libération, pour ne pas froisser les gaullistes ? Comment comprendre l’attitude du PCF face aux massacres du 8 mai 1945 à Sétif en Algérie ?
Dans la première partie de la Seconde Guerre mondiale, il y a un retour à un esprit anticolonialiste. Ensuite, avec le ralliement au gouvernement provisoire de la République française, le discours communiste change : tout pour le combat antinazi. Sur la question coloniale, on colle au programme du Conseil national de la Résistance (CNR), qui est réformiste en la matière : amélioration du sort des « indigènes », abrogation du travail forcé, programme de scolarisation, etc. Après la Libération, le PCF reprend « l’esprit Front populaire » : il estime pouvoir à lui seul entraîner la France dans une voie démocratique au socialisme ; les problèmes des colonies se résoudraient alors naturellement.

« La direction du PCF préfère et impose “paix en Algérie”, plus rassembleur, plus susceptible de mobiliser les gens.»

Le 8 mai 1945, le PCF est passé totalement à côté d’une analyse lucide. La notion de « complot fasciste » (sous-entendu pour combattre l’union de la Résistance) l’a complètement aveuglé. Le PCF assimile alors tout ce qui se dresse contre cette « France nouvelle » à des alliés « objectifs » des nazis. Des choses abominables ont été écrites contre les nationalistes. Un fossé infranchissable en est résulté : pour les Algériens la confiance avait été trahie. De premières nuances apparaissent en juillet-août 1945, un tract parle de six mille morts, mais la coupure ne sera jamais cicatrisée.

La France avait beaucoup de colonies : Indochine, Afrique du Nord, Afrique équatoriale, Madagascar, Antilles, etc. Y avait-il des partis communistes autonomes dans ces pays ou s’agissait-il d’antennes du PCF ? Les politiques du parti français étaient-elles différentes dans ces divers cas ?
Ces cas sont effectivement très différents. Commençons par l’Indochine, c’est-à-dire surtout par le Vietnam (car il se passe peu de choses au Cambodge et au Laos). Nguyen Ai Quoc est en France de 1918 à 1923, c’est un baroudeur de la révolution mondiale. Le PC vietnamien est créé par lui en 1930 sans aucun lien avec le PCF. Il ne rend des comptes qu’à l’Internationale. Bien entendu, la répression s’abat sur ce parti : morts, martyrs de toutes sortes, mais il maintient une implantation importante dans la population pauvre du pays. Quand Ho Chi Minh prend le pouvoir en 1945, il n’a demandé la permission à personne, ni au PCF, ni à Moscou.

« Le 8 mai 1945, le PCF est passé totalement à côté d’une analyse lucide. La notion de “complot fasciste” (sous-entendu pour combattre l’union de la Résistance) l’a complètement aveuglé. »

En Algérie, où il y a un mélange de trois populations (pour dire vite : européenne, juive et musulmane), les musulmans sont majoritaires parmi les communistes. De 1920 à 1936, les communistes sont organisés en trois « régions » (Oran, Alger et Constantine), au même titre que la Haute-Garonne ou un autre département. L’Internationale insiste fortement pour la fondation d’un parti autonome en Algérie. Le Parti communiste algérien (PCA) est fondé en octobre 1936, mais il reste de fait dépendant du PCF jusqu’aux années 1950. Pourtant, le PCA prend progressivement ses distances avant même 1954 et comprend beaucoup mieux que le PCF la maturation du mouvement nationaliste.
Ailleurs, avant 1945, il n’y a pas grand-chose, les organisations communistes sont faibles ; il existe quelques noyaux à Madagascar, au Sénégal et surtout aux Antilles avec Aimé Césaire, qui fut membre du PCF de 1945 à 1956.

Et que peut-on dire à propos du 29 mars 1947 à Madagascar ?
C’est très différent du 8 mai 1945 en Algérie. D’abord, l’ampleur de la répression est très peu connue en France. Dans ses Mémoires, Vincent Auriol dit que Maurice Thorez, au vu des quelques informations dont il disposait, a protesté tout de suite en conseil des ministres. Un mois après, les communistes sont chassés du gouvernement. Le parti entre alors dans une phase très anticolonialiste, en particulier contre la guerre d’Indochine, dont il a dirigé de fait toutes les actions, notamment lors des grandes grèves des dockers, qui commencent dès 1949.

Les soulèvements des peuples coloniaux revêtent aussi des côtés nationalistes et religieux. N’y avait-il pas là de quoi mettre mal à l’aise le PCF ?
La question se pose surtout en pays d’islam, beaucoup moins ailleurs. En 1920-1925 les sections algériennes du PCF en débattent. Les uns disent : « La religion, c’est l’opium du peuple, il faut combattre l’islam. » Les autres estiment qu’en raisonnant ainsi, on restera éternellement une secte européenne sans prise sur les masses. Ce sont les seconds qui imposent leur point de vue, autour de Maurice Thorez et de Paul Vaillant-Couturier. C’est évidemment une prise en compte de la vraie conception de la religion chez Marx, qui est aussi l’expression de la détresse réelle et la protestation contre cette détresse. Le PCA devient rapidement un parti de masse, avec 60 % de musulmans (ou considérés comme tels), y compris avec des paysans analphabètes qui intègrent très bien la lutte des classes ! À sa tête, on trouve des Européens, mais aussi des « musulmans », tels Larbi Bouhali, Sadek Hadjerès, Bachir Hadj Ali, Ahmed Akkache, etc. C’est une force qui compte à la veille de l’insurrection, certes très loin derrière les nationalistes de Messali Hadj.

Les positions et actions du PCF à l’époque des guerres coloniales (Indochine, Algérie) ont-elles évolué, fluctué ? Et pourquoi ?
Il y a au moins trois guerres coloniales : l’Indochine, l’Algérie et le Cameroun (cette dernière totalement oubliée). Prenons-les dans l’ordre. En Indochine, on constate certes un petit tâtonnement au début, les communistes se demandant qui dirige cette lutte, car le nom (pseudo) d’Ho Chi Minh est inconnu. Mais le PCF comprend très vite la nature réelle du « Viet Minh ». Dès lors, tout est simple, sa lutte est de l’anticolonialisme à l’état pur. Des grèves très dures se développent, particulièrement chez les dockers, des militants qui se couchent sur les voies comme Raymonde Dien, l’affaire Henri Martin, etc. Tout cela est réprimé très durement par les gouvernements dits du centre ou de gauche de la IVe République, des quantités de dirigeants communistes ou cégétistes sont mis en prison, y compris Jacques Duclos. Le PCF présente Dien Bien Phu en 1954 comme une victoire du peuple vietnamien. On notera qu’il est très en avance sur Moscou, Staline ayant superbement ignoré le PC vietnamien : l’indépendance du 2 septembre 1945 ne sera reconnue par l’URSS qu’en février 1950 !

« Après la Libération, le PCF reprend “l’esprit Front populaire” : il estime pouvoir à lui seul entraîner la France dans une voie démocratique au socialisme ; les problèmes des colonies se résoudraient alors naturellement. »

En Algérie, c’est très différent. Le PCF et le PCA (qui a presque vingt ans d’existence lorsque commence la guerre d’indépendance) ne réagissent pas toujours de la même façon. D’abord, quand éclate l’insurrection, personne ne sait ce qu’est le Front de libération nationale (FLN). Le PCF approuve la lutte mais montre une méfiance sur la forme : un communiqué du bureau politique, le 7 novembre, envisage que ce soit une provocation (sans employer ce terme). Surtout, organiser la lutte en France est très difficile. Dans la population, le racisme antialgérien est cent fois plus fort que le racisme antivietnamien. Environ trois cent mille Algériens vivent en France, qui sont en butte à toutes sortes de discriminations, parfois mis au ban de la société. Ensuite, les nationalistes algériens eux-mêmes ne veulent aucun parrainage et refusent le contact avec les communistes. Il ne faut pas oublier non plus que les règlements de comptes entre FLN et Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) en France font environ quatre mille morts, soit bien plus que les répressions policières.
Le mot « indépendance » est prononcé dès novembre 1954, mais ce ne peut pas être un mot d’ordre de masse, au vu de la faible réceptivité du public potentiel, ce n’est pas lui qui est mis en avant. La direction du PCF préfère et impose « Paix en Algérie », plus rassembleur, plus susceptible de mobiliser les gens. De fait, il faut bien reconnaître qu’il y a très peu de manifestations de masse de rue (avant Charonne, en février 1962) et elles sont toujours très sévèrement réprimées. L’Humanité joue son rôle et elle est saisie à de nombreuses reprises. Le PCF utilise des moyens de lutte, qu’on peut estimer pas très flamboyants ou plus discrets, mais qui sont réels, comme les discours des maires lors des obsèques de soldats tués en Algérie, les aides matérielles.
Au Cameroun se constitue un mouvement d’indépendance un peu du type viet-minh avec l’Union des populations du Cameroun (l’UPK) : maquis, opérations militaires, cours d’alphabétisation, zones libérées. Quand le gouvernement français voit cela, notamment avec Pierre Mesmer, haut commissaire de France au Cameroun, il s’empresse de créer une nouvelle armée et d’installer par l’armée française un dictateur sanglant, Ahidjo ; des zones entières sont napalmisées. Pendant ce temps, on a fait croire aux Français que la décolonisation de l’Afrique subsaharienne se fait dans le consensus. Le PCF a protesté, mais a été peu écouté ;il est vrai qu’il était affaibli après 1958 et au début des années 1960.
Il faut dire aussi un mot du Maroc et de la Tunisie. La décolonisation n’a pas été aussi pacifique qu’on le fait croire habituellement. En Tunisie, en 1952, une révolte paysanne est matée dans le sang. Le PCF a rempli le Vél d’Hiv avec un meeting dont le mot d’ordre était « la Tunisie aux Tunisiens ». Il a protesté contre la déposition du sultan du Maroc (pourtant très féodal). Alors que tous les autres partis politiques ont été complices ou responsables de la répression. Certes, des personnalités comme François Mauriac ont eu une attitude courageuse, en particulier vis-à-vis du Maroc, mais en tant que parti seul le PCF a protesté.

On dit souvent qu’on est passé du colonialisme à des indépendances plus ou moins factices et au néocolonialisme de fait (économique, voire politique). Quelle a été l’attitude du PCF à cet égard ?
Le néocolonialisme est très ancien, ce n’est pas une invention de De Gaulle et de Jacques Foccart. Les classes dirigeantes françaises ont toujours eu le souci de prévoir les lendemains, par une formation d’élites africaines croupions francophiles, alliées objectives du colonialisme. Mitterrand, ministre de la France d’outre-mer dans les années 1950, a joué ce jeu. Par exemple, il a mis le marché dans les mains d’Houphouët-Boigny, alors en prison (rappelons que les députés des colonies, quelle que fût leur couleur réelle, étaient apparentés PCF), disons en termes imagés : ou tu coopères avec nous ou tu restes en prison. Et Houphouët a été retourné.
De Gaulle était colonialiste, jusqu’à ce qu’il se rende compte que l’investissement dans les aventures coloniales était supérieur aux gains qu’on pouvait en tirer. Sa politique a consisté à octroyer aux divers pays des « chefs noirs » soumis et bienveillants, qui ont eu des avantages matériels considérables, afin de continuer à tirer des profits des ex-colonies. Tous les pays qui souhaitaient sortir un peu de ce cadre ont été cassés, à commencer par la Guinée de Sékou Touré. Même la tentative d’union entre le Mali de Modibo Keita et le Sénégal de Léopold Sédar Senghor a été sabotée par Foccart. Le PCF a été assez clairvoyant sur ce processus, mais cela s’est passé dans un moment où il était affaibli et où il avait moins de prise sur la société.

Depuis un demi-siècle, il existe ce qu’on appelle des DOM-TOM. S’agit-il en fait de « colonies » et quelle a été la politique des partis communistes français, guadeloupéen, martiniquais, réunionnais ?
La loi de départementalisation a été votée en 1946, sous l’influence d’Aimé Césaire (Martinique), de Raymond Vergès (La Réunion), etc. Mais on a reconnu bientôt que ce n’était qu’illusions et elle fut l’objet d’une autocritique ultérieure. Les communistes de ces territoires n’étaient pas indépendantistes, ils voulaient une certaine autonomie. Quand Aimé Césaire a rompu avec le PCF en 1956 et créé le Parti progressiste martiniquais (PPM), il a tenu la dragée haute aux partis communistes des Antilles et de La Réunion, mais ceux-ci ont continué leur action, sans que le PCF exerce sur eux beaucoup d’influence.

Alain Ruscio est historien. Il est docteur en histoire contemporaine de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020