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Que penser du monumental ouvrage de Georg Lukács sur La Destruction de la raison ? Attaqué de toute part pour avoir cherché à faire de l’irrationalisme allemand une des sources du fascisme, le livre était en réalité moins « stalinien » qu’on ne le dit parfois et, malgré ses limites, il avait le mérite de mettre en évidence les dangers de penseurs à la mode à gauche, comme Nietzsche et Heidegger.

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Publié pour la première fois à Berlin-Est en 1954, La Destruction de la raison est injustement tombé dans l’oubli après avoir été excessivement couvert d’opprobre. Son auteur, Georg Lukács, avait fait partie des dirigeants de la révolution hongroise de 1917. Puis il avait choisi le camp du socialisme réel et s’était réfugié à Moscou de 1933 à 1945. C’est depuis l’URSS en guerre qu’il commença à rassembler les matériaux de ce qui allait devenir sa contribution majeure à la généalogie intellectuelle du fascisme allemand.

« Un des principaux points communs à Nietzsche et Heidegger réside dans la “guerre à couteaux tirés” (Heidegger) que les deux mènent contre toute démarche rationnelle. »

La thèse centrale de ce livre est résumée de façon éminemment polémique dans le sous-titre originel de l’ouvrage : Le chemin de l’irrationalisme, de Schelling à Hitler. Il faut évidemment chercher la source de la vive hostilité qu’il a suscitée dans cette mise en cause directe de toute une lignée d’illustres penseurs, principalement allemands, parmi lesquels Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, Kierkegaard, Ernst Jünger ou Heidegger, accusés d’avoir peu à peu constitué un fonds culturel, un terreau philosophique dans lequel l’idéologie fasciste allait puiser ses principales ressources. Machine de guerre intellectuelle, née de la réaction contre la Révolution française et son principal avatar philosophique, la dialectique hégélienne, l’irrationalisme aurait, selon Lukács, connu un processus de radicalisation croissante dans la philosophie allemande, avant de contribuer à l’accouchement de la bête immonde au début des années 1930.

Une confirmation des hypothèses fondamentales de Lukács
La Destruction de la raison n’avait pas vocation à expliquer à lui seul la genèse du nazisme ; plus modestement, il cherchait à en identifier le noyau idéologique et à en exhiber les origines ou les antécédents, identifiables en dernière analyse dans le mouvement de rejet des Lumières et de la Révolution française. Néanmoins, on s’est offusqué de la manière irrévérencieuse avec laquelle Lukács mêlait des monuments de la philosophie allemande aux affaires sordides du IIIe Reich ; on a rejeté avec mépris l’œuvre d’un « stalinien » qui présentait, sans ambages, la dialectique comme le point le plus avancé de la réflexion philosophique. Il convient de rappeler aujourd’hui que La Destruction de la raison, loin d’être en odeur de sainteté du côté Est du rideau de fer, y fut considéré comme une œuvre « révisionniste » à sa parution, parce qu’elle substituait à l’opposition traditionnelle marxiste entre idéalisme et matérialisme, celle, hétérodoxe, entre rationalisme et irrationalisme. De manière plus décisive encore, on fera observer, avec un recul de plus de soixante-cinq ans maintenant, que les hypothèses fondamentales de Lukács, malgré leur indéniable schématisme et leurs excès, ont été confirmées par d’importantes recherches contemporaines en histoire de la philosophie. Domenico Losurdo a fait paraître au début des années 2000 une monumentale biographie intellectuelle de Nietzsche (en traduction française : Nietzsche, le rebelle aristocratique, Delga, 2016) qui montre de manière très convaincante que la philosophie nietzschéenne fut conçue par son auteur comme une contre-offensive face à la vision du monde et de l’histoire du socialisme montant. Dans ce cadre, les prises de position en faveur de l’esclavage, l’affirmation de la haine de la démocratie et du rationalisme que l’on trouve sous la plume nietzschéenne n’ont rien de métaphorique, mais doivent être comprises dans le sens politique qu’elles avaient pour leur auteur.

« L’irrationalisme aurait, selon Lukács, connu un processus de radicalisation croissante dans la philosophie allemande, avant de contribuer à l’accouchement de la bête immonde au début des années 1930. »

En 2005, Emmanuel Faye faisait, de son côté, paraître un ouvrage majeur sur Heidegger (Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel) qui anticipait de près de dix ans les tristes confirmations que l’on peut lire aujourd’hui dans ses manuscrits, les Cahiers noirs, publiés, conformément aux volontés de leur auteur, en 2014. Le racisme, l’antisémitisme exterminateur, la mystique apocalyptique de Heidegger s’y étalent en toute clarté, apportant, s’il en était besoin, une preuve définitive du véritable sens que ce penseur nazi donnait à ses écrits et à ses prises de parole. Or, il faut le souligner, un des principaux points communs à Nietzsche et Heidegger réside dans la « guerre à couteaux tirés » (Heidegger) que les deux mènent contre toute démarche rationnelle. Lukács est le premier à avoir attiré l’attention sur ce point, à une époque où de nombreux intellectuels de gauche étaient fascinés par la pensée heideggérienne, et plus de dix ans avant que le « nietzschéisme de gauche » ne connaisse une extraordinaire et bien improbable fortune.
C’est pourquoi il faut relire aujour­d’hui La Destruction de la raison. Espérons qu’il fera bientôt l’objet d’une traduction exhaustive et fiable en français. Les faiblesses de l’ouvrage ne doivent pas occulter la puissance de ses intuitions. En effet, ce texte peut désormais faire l’objet d’une lecture équilibrée et contribuer au nécessaire bilan de l’étrange séquen­ce historique des années 1950-1980 : une période où une partie des intellectuels de gauche acclamait les œuvres d’un nazi, s’abreuvait aux sources d’un antisocialiste et esclavagiste notoire, mais rejetait avec férocité les analyses d’un stalinien pas très orthodoxe qui les mettait en garde contre de telles tentations irrationalistes et leurs funestes conséquences idéologiques.

Stéphanie Roza est philosophe. Elle est chargée de recherche au CNRS

Cause commune n° 11 • mai/juin 2019