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Comment répondre à la transformation des cultures juvéniles, liée à l’utilisation des nouveaux moyens technologiques, pour fonder une citoyenneté culturelle ?

[...] Génération après génération, au gré des mutations technologiques, des discours contrastés naissent à propos des jeunes et de leurs cultures. Il est vrai que les jeunes ont toujours figuré parmi les moteurs de diffusion des technologies. Et cette technophilie s’accélère : il aura fallu quarante ans à la télévision, à la téléphonie fixe et à la chaîne hi-fi pour parvenir à équiper les trois quarts de la population française : avec le téléphone mobile, il n’aura fallu que quinze ans, et avec l’Internet seulement dix ans. Mais les évolutions technologiques ne requièrent-elles que des analyses technicistes ou appellent-elles des réponses culturelles ? Que se passe-t-il lorsque le smartphone devient le premier terminal culturel ?

Des mutations technologiques aux réponses culturelles
D’abord, cette technophilie juvénile tient à leur appétence pour la nouveauté mais également aux stratégies éducatives des familles, qui attribuent aux outils technologiques deux significations : distractive mais aussi éducative, certains équipements étant considérés comme des outils d’entrée dans la modernité. Les premiers enfants équipés d’ordinateur ont ainsi été les enfants des catégories populaires, soucieux de procurer à leur descendance une familiarité avec les usages technologiques qui leur faisaient défaut et leur semblaient nécessaires pour le monde à venir. Mais, dans la plupart des cas, c’est une technophilie d’usage, peu technicienne, et qui requiert un accompagnement culturel adulte. Le basculement numérique, d’une rapidité sans précédent, entraîne une réorganisation des agendas culturels et une redistribution des « valeurs » culturelles. Les temps culturels des jeunes se sont densifiés sous l’effet de la multi-activité et les frontières entre disciplines culturelles fortement estompées. Au-delà des agendas, les technologies abolissent la linéarité des temps culturels et la dépendance à l’égard des grilles des diffuseurs. Elles favorisent une individualisation, une démultiplication et une déprogrammation des temps culturels qui ne sont pas sans effet sur les modes de réception et la construction des goûts : pouvoir consommer ce que l’on veut quand on veut est bien différent de l’expérience que les parents ont faite de devoir patiemment attendre l’heure de diffusion de leur programme, ou spectacle culturel préféré. [...]

« Pouvoir consommer ce que l’on veut quand on veut est bien différent de l’expérience que les parents ont faite de devoir patiemment attendre l’heure de diffusion de leur programme, ou spectacle culturel préféré. »

C’est dans ce contexte que l’on observe une mutation des modes de production et de labellisation culturelle : le fonctionnement en réseau favorise l’apparition de nouveaux acteurs et systèmes de labellisation (webmasters…), en marge des institutions traditionnelles de transmission que sont principalement les équipements culturels et l’école. Dans la « démocratisation » de la production culturelle à l’ère numérique, les animateurs de communautés (community managers), les gardiens (gate keepers) et autres administrateurs de site (webmasters) jouent le rôle que tenaient jusqu’alors les institutions de transmission : sélection, amélioration et structuration de l’information pour constituer des savoirs communicables, échangeables, transformables, utilisables. [...]

Transformations des rapports à la culture
Le numérique consacre aussi la figure du jeune amateur et valorise une expertise fondée sur l’expérience des individus ordinaires, via le braconnage des savoirs, qui opère une synthèse entre des mondes souvent séparés dans les mondes de l’art : l’amateur est à la fois celui qui réalise et celui qui apprécie (l’artiste/artisan et le critique/connaisseur). [...] Cette culture du faire, transmédiatique, additive et collaborative, promeut des compétences que les jeunes acquièrent par le jeu, l’écoute, la transformation, et qui affectent la façon dont ils participent au processus éducatif, politique, civique, voire à la constitution du lien social. Ces compétences ne sont pas minces : aptitude à mettre en commun des informations ; aptitude à partager et à comparer des systèmes de valeurs en tranchant des enjeux éthiques ; aptitude à tisser des relations entre des informations disséminées ; aptitude à exprimer ses interprétations et aptitude à exprimer ses sentiments à travers le mixage des éléments et la transformation en une culture « personnelle » ou personnalisée ; enfin, aptitude à faire circuler ce que l’on produit au sein des communautés de fans. Ces compétences s’acquièrent via un effort important d’autoformation et d’apprentissage (via les technologies de l’information et de la communication notamment) et n’ont pour moteurs que son attachement et ses bénéfices identitaires individuels… James Paul Gee qualifie ces modes d’apprentissages « d’espace d’affinité » : l’exploitation entre amateurs de l’amateurisme des autres. Wikipedia est ainsi « l’encyclopédie des ignorants ».

Le besoin de nouvelles médiations
Ces mécanismes d’autodidaxie sont d’autant plus développés que le niveau de formation augmente de génération en génération, mais ces compétences se développent de manière éclatée, au gré des passions individuelles, ponctuelles ou durables. La culturalisation des rapports au monde des jeunes affecte de manière croissante les modes de constructions identitaires : les objets et contenus culturels servent de plus en plus à « se fabriquer » soi-même et devant les autres. Mais elle se fait sur fond d’adossement croissant des cultures juvéniles sur des cultures industrielles devenues « populaires » par leur diffusion et leur notoriété, pourvoyeuses de temporalités, de normes, de codes, de références, de compétences, d’affiliations et de reconnaissance. Ces média-cultures construisent une « éducation buissonnière » qui échappe aux institutions de transmission traditionnelles et transforment le rapport aux savoirs et à leur transmission. De fait, le numérique fonde une disjonction entre culture et savoir, et creuse de façon rapide la distance avec la culture scolaire dont le livre est l’emblème. On en voit deux indices : les bibliothèques domestiques, si elles sont présentes dans un grand nombre de foyers, ont tendance à diminuer en volume de génération en génération ; de même, la lecture de livres rassemble de moins en moins de jeunes, notamment parce que les jeunes comptent moins de très forts lecteurs et plus de non-lecteurs qu’autrefois. La lecture pâtit sans doute de son lien très étroit avec le monde scolaire qui, durant des années, incite à lire – souvent par con­trainte – mais semble ne pas parvenir à construire un rapport personnel au livre, ainsi que de la confusion livre/manuel/outil pédagogique. Le livre n’est pas le manuel : lire n’est pas étudier un texte.
L’enjeu de médiation du XXIe siècle est donc de faire des liens entre les cultures juvéniles parfois riches (parfois peu), « îles d’expertise » très segmentées, voire fragmentées, et un programme culturel d’ensemble qui souhaite à la fois proposer les éléments nécessaires au plein développement de chacun, tout en étant le terreau possible d’un commun générationnel et intergénérationnel. Cela pose à nouveau frais des questions vitales : si les choses (re)connues de tous sont en nombre réduit mais restent essentielles pour (re)fonder le vivre ensemble, quelle est désormais l’échelle souhaitable de ces savoirs communs ? Quels sont les périmètres des communs souhaitables ? Et comment faire que ces cultures juvéniles parfois luxuriantes puissent être liées les unes aux autres par des médiations explicites, exprimant et réalisant un « programme » culturel permettant de fonder une citoyenneté culturelle ?

Sylvie Octobre est sociologue. Elle est chargée d’études au ministère de la Culture et de la Communication.
Larges extraits de l’article paru dans Lemuz (http://lemuz.org/partenariats/sylvie-octobre/) reproduits avec l’autorisation de l’auteur.

Cause commune n° 6 - juillet/août 2018