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Cet entretien croisé de Jean-Michel Leterrier et Nathalie Ponsard se penche sur les politiques et formations culturelles du PCF et de la CGT dans la diffusion de la lecture et du livre parmi les militants, et leur évolution dans le temps. Il interroge aussi ces pratiques de lecture comme une volonté d’éducation populaire, au travers de maisons d’édition, de librairies et de bibliothèques, et leur réappropriation par les militants.

entretien avec Jean-Michel Leterrier et Nathalie Ponsard

CC : Pourquoi est-il important pour le PCF et la CGT d’avoir une politique d’éducation populaire en faveur de l’édition, du livre et de la lecture ?

Jean-Michel Leterrier (JML) : Il faut d’abord revenir sur la singularité du syndicalisme français qui s’est constitué en réaction à un patronat hégémonique, qui, par son paternalisme, régentait la vie sociale et culturelle des salariés. C’est en réaction aux « bonnes œuvres » patronales que les syndicats ont créé leurs propres structures dans le domaine social (mutualités, bourses du travail), culturel (universités ouvrières puis populaires) et sportif. Le livre et la lecture, en tant qu’outils d’émancipation, ont été confrontés à la résistance patronale. Les premiers syndicalistes, notamment Eugène Varlin, relieur, et Fernand Pelloutier, journaliste et ­secrétaire de la fédération des bourses du travail, étaient des ouvriers très liés au livre et à l’écrit. Les syndicalistes ouvriers, exclus de l’école, étaient pour beaucoup autodidactes et formés par leurs propres structures, c’est-à-dire les bourses du travail, les syndicats de métier, et, beaucoup plus tard, les comités d’entreprise. Leur rapport à l’écrit et à la lecture est donc consubstantiel au syndicalisme qui a dû se forger ses propres outils. Ces structures – particulièrement les bourses du travail, quand elles se fédèrent en 1895 – ont été, au départ, des outils de formation, d’éducation populaire, qui dispensaient des cours d’économie politique, d’histoire, de philosophie à des ouvriers. Pour l’époque, c’était révolutionnaire. Le savoir ne se réduisait plus seulement à l’apprentissage d’un métier comme ce qu’offrait l’éducation patronale où l’on apprenait un travail manuel comme charpentier ou maçon.

« Les militants ouvriers que j’ai interviewés dans les années 1990 associent fortement lecture d’une presse diversifiée et formation de l’esprit critique, et ils pensent que cet esprit critique est utile tant pour se forger une opinion personnelle que pour dénoncer
la société capitaliste. »

Nathalie Ponsard (NP) : En ce qui me concerne, j’ai surtout étudié ces questions pour la période des années 1946-1970, en partie à travers La Vie ouvrière. La lecture, pour la CGT en tout cas, est véritablement conçue, et c’est écrit ainsi, comme une « arme idéologique ». En même temps, par le biais de la lecture, il s’agit d’inciter à la réflexion, à l’argumentation et à la discussion. Les militants ouvriers que j’ai interviewés dans les années 1990 associent fortement lecture d’une presse diversifiée et formation de l’esprit critique, et ils pensent que cet esprit critique est utile tant pour se forger une opinion personnelle que pour dénoncer la société capitaliste.

CC : Un certain nombre de maisons d’édition sont créées dans les réseaux du PCF et à la CGT. Quels sont les relais qui permettent la diffusion de leurs ouvrages ?

JML : La CGT n’a jamais créé de maison d’édition en son nom propre. Elle a soutenu des maisons d’éditeurs proches du mouvement social mais elle n’a jamais investi le terrain, à part pour ses propres publications qui sont extrêmement diversifiées – La Vie ouvrière, l’ancienne ou la nouvelle, et les nombreuses publications au niveau des fédérations – mais qui sont à diffusion et à objet syndicaux.
À partir de 1982, la création de l’Institut d’histoire sociale de la CGT a permis de retrouver beaucoup d’archives et de diffuser une mémoire qui, par endroits, était un peu éparse.
Entre 1921 et 1936, la CGT et la CGTU, nées de la scission de la Confédération générale du travail, défendaient des positions un peu différentes sur les questions de l’éducation populaire (cf. Marius Bertou, La Politique culturelle de la CGT : de la scission à la réunification [1921-1936]). Il y avait des différences au niveau du rapport à l’éducation avec la création de structures comme les centres confédéraux d’éducation ouvrière, qui ont eu deux chemins parallèles jusqu’à leur fusion en 1936.
Les questions d’éducation syndicale et d’éducation populaire ont toujours été assez liées. La distinction ne s’est pas vraiment précisée en ces termes. Elle existait mais il y avait une dualité entre une éducation populaire généraliste – la recherche d’un savoir transversal et universel (de la poésie au roman) – et une lecture à usage plus militant qui permettait à des ouvriers autodidactes de devenir des experts sur un certain nombre de questions.

« Pendant la bataille du livre, qui s’est déroulée en pleine guerre froide, l’idée était aussi de lutter contre la culture américaine, ou en tout cas la culture de masse américanisée. »

À côté des maisons d’édition, il existait surtout un réseau de diffusion de ces ouvrages avec une cinquantaine de librairies militantes à l’échelle nationale (les librairies de la Renaissance). Ce réseau s’est beaucoup étiolé, il ne reste plus que trois librairies. Une des dernières vient de fermer à Nîmes, la librairie Diderot. Les difficultés du livre et de la lecture aujourd’hui sont liées à la question de l’édition en amont et de la diffusion en aval.
NP : Un organisme a joué un grand rôle dans la diffusion des livres publiés par les maisons d’édition communistes : le Centre de diffusion du livre progressiste (CDLP, créé en 1958). Dans les colonnes de La Vie ouvrière, c’était une référence. Je pense que les prescriptions de lecture étaient liées à l’offre qui existait dans le catalogue du CDLP et qu’utilisaient également les militants culturels à l’échelle des entreprises.
JML : Le CDLP puis le Livre Club Diderot, qui a joué un rôle un peu différent, avaient un réseau de démarcheurs militants, pilotés par les fédérations du PCF, qui se déplaçaient auprès des gens pour leur proposer d’acheter des livres de grandes collections souvent très bien reliés, des livres de poésie. Ce réseau de diffuseurs a disparu avec les maisons d’édition elles-mêmes au début des années 1990, mais il a joué un rôle important.
Lorsque ce réseau de représentants a disparu, s’est manifestée, au niveau des Éditions sociales, la volonté de créer une sorte de « Livre du mois », fortement recommandé dans L’Humanité et la presse communiste et relayé au niveau des fédérations. Le Livre politique d'aujourd'hui – que les militants recevaient chez eux mensuellement – a joué un rôle important, à tel point que d’autres ont repris l’idée, comme France-Loisirs.
NP : En plus de la diffusion des ouvrages politiques, ces maisons d’édition menaient une véritable politique culturelle. Elles voulaient favoriser l’appropriation par les ouvriers de la culture littéraire dite « classique », diffuser la littérature russe et soviétique et tous les romanciers dits « progressistes ». Au-delà des ouvrages philosophiques marxistes se manifeste la volonté de faire passer le message politique à travers les romans du « réalisme socialiste ».

CC : Qu’est-ce que la « bataille du livre » et où se mène-t-elle ?

JML : L’idée d’organiser une « bataille du livre » est attribuée à Elsa Triolet, dès 1947. Elle lance et anime personnellement cette opération avec Aragon et d’autres écrivains. Dans les villes, c’est le PCF qui assure la diffusion des livres et qui reçoit les écrivains dans des salles municipales pour des débats et des dédicaces. Dans le monde du travail, c’est dans les comités d’entreprise (CE, créés en 1945) que se déroulent ces « batailles du livre ». À côté du concept, il y a aussi l’outil, puisque les CE vont faire construire les « bibliothèques bataille du livre » (BBL), pour se rendre sur les lieux de travail, au plus près des ouvriers. Ce sont des meubles adaptés, à roulettes. Il y en a trois au total aux contenus variés et chacune contient cinquante livres.

« Deux ans après la création des CE, on substitue au concept “œuvres sociales” celui d’ “activités sociales et culturelles”. Derrière ce glissement sémantique, c’est aussi un glissement politique qui s’opère. »

Le livre est un élément culturel important dans la vie des CE. Avant leur création, c’était le patron ou sa famille qui gérait la bibliothèque, lorsqu’elle existait. à la Libération, à Renault-Billancourt, c’est la femme de Louis Renault – lui était en prison pour collaborationnisme –, qui a remis le registre de la bibliothèque au délégué CGT chargé de la faire fonctionner. Mais il fallait lui donner un autre contenu car il s’agissait d’un fonds au contenu hautement paternaliste et caritatif. Deux ans après la création des CE, on substitue au concept « œuvres sociales » celui d’« activités sociales et culturelles ». Derrière ce glissement sémantique, c’est aussi un glissement politique qui s’opère. Très vite, on note des différences avec l’apparition de livres marxistes, de livres d’art et d’un fonds de poésie pour les travailleurs immigrés qui sont très demandeurs d’ouvrages qui correspondent à leur culture d’origine.
Des études ultérieures du ministère de la Culture sur la fréquentation de ces lieux témoignent que par rapport aux bibliothèques municipales qui sont fréquentées à 15 % en général par les habitants, les bibliothèques d’entreprise sont fréquentées par 35 % des salariés. Il s’agit donc d’un effort important réalisé par les CE.
NP : Il convient aussi d’évoquer l’émergence d’une figure syndicale, qu’on va appeler le « militant culturel », qui est alors très présente et qui essaie d’orienter différemment le contenu des bibliothèques d’entreprise. Ces militants travaillent aussi à la sélection de livres qui sont présentés sur les stands qui accompagnent les congrès, ou encore les réunions syndicales et/ou politiques. La Fête de l’Humanité joue aussi un rôle modèle dans la diffusion de la lecture avec des stands de livres, y compris aux échelles départementales.
Les bibliothèques d’entreprise organisent également des rencontres pour que les ouvriers puissent discuter avec les écrivains. Dans le sillage du Front populaire, cette incarnation de l’auteur joue un rôle important, d’autant plus qu’à partir des années 1960, les ouvriers, curieux de découvrir comment un auteur choisit sa thématique et construit son ouvrage, peuvent suivre des émissions culturelles dédiées au livre (Lectures pour tous et Apostrophes). Des librairies, comme Le temps des cerises à Clermont-Ferrand, peuvent aussi être à l’initiative de rencontres.

CC : Quelles évolutions percevez-vous dans les bibliothèques personnelles des militants à travers le temps ? Le militant ouvrier, après avoir acquis des réflexes de lecture, va-t-il s’en émanciper, aller vers des horizons littéraires qui n’étaient pas promus 
par le parti ou le syndicat ?

NP : Ce qui me semble fondamental dans l’histoire de la construction des bibliothèques personnelles, c’est que les ouvriers, par mimétisme ou par incitation politique et syndicale, font le choix d’acheter le meuble-bibliothèque. En effet, dans l’entre-deux-guerres, il n’y avait pas de bibliothèque dans la majorité des foyers ouvriers, encore moins l’idée d’avoir sa bibliothèque personnelle et de l’exhiber dans une salle de séjour. Ce désir va concerner la « génération singulière » d’ouvriers nés entre les années 1930 et 1950. C’est une vraie rupture culturelle.

« Ces structures – particulièrement les bourses du travail, quand elles se fédèrent en 1895 – ont été, au départ, des outils de formation, d’éducation populaire, qui dispensaient des cours d’économie politique, d’histoire, de philosophie à des ouvriers. »

Pour cerner les pratiques de lecture ouvrière, j’ai étudié les rubriques littéraires de Pierre Gamarra, ou plutôt ce que j’appellerais les « prescriptions de lecture », qui paraissent à partir des années 1960 dans La Vie ouvrière. En milieu ouvrier cégétiste, en tout cas dans la communauté que j’ai étudiée (celle des papetiers et des cheminots à Saint-Étienne-de-Rouvray, une municipalité communiste de la Seine-Maritime), il y a une adéquation entre les prescriptions de lecture et l’analyse qu’on peut faire de la bibliothèque personnelle du militant ouvrier, tout du moins jusqu’aux années 1970.
Dans sa première rubrique intitulée « Savez-vous lire ? », Pierre Gamarra donne vraiment une méthode de lecture. Il incite le lecteur à découvrir le contexte littéraire, à analyser les thématiques et la trame narrative. On assiste à une sorte de cours d’histoire littéraire ou de lettres, tout en valorisant le roman du réalisme socialiste. C’est très intéressant.
Dans les bibliothèques personnelles, on trouve des romans russes, de la littérature soviétique, et en même temps, des romans, des livres de poche. Les classiques du XIXe siècle – les romanciers comme émile Zola, Victor Hugo – plaisent particulièrement aux ouvriers car ils s’intéressent aux milieux populaires. Ces lectures correspondent à un objectif de la CGT et du PCF qui souhaitent que les ouvriers accèdent à cette culture littéraire classique.
Dans ses prescriptions de lecture, Pierre Gamarra invite le lecteur à avoir un esprit critique. Il est possible qu’à partir des années 1970, cet esprit critique ait pu « desservir » la cause. Les ouvriers passent alors d’une conception de la lecture « sérieuse » pour se documenter, pour analyser le monde, à une notion de lecture « plaisir » et ils vont donc, pour beaucoup, remettre en cause ces prescriptions. Il faut tout de même rappeler que, dans les années 1960, ces dernières étaient très normatives, nous étions en pleine guerre froide et, de même que dans les milieux catholiques, on parlait de « bonnes » et de « mauvaises » lectures. D’une certaine façon, les ouvriers et les militants sont sensibles aux prescriptions : ils vont lire Aragon, même s’ils avouent parfois avoir eu beaucoup de mal. Idem pour la lecture d’extraits du Capital de Marx, qu’ils trouvent extrêmement difficile.

« Le savoir ne se réduisait plus seulement à l’apprentissage d’un métier comme ce qu’offrait l’éducation patronale où l’on apprenait un travail manuel comme charpentier ou maçon. »

À partir des années 1970, les militants ouvriers peuvent suivre d’autres conseils de lecture, par le biais de la télévision ou de France Loisirs. Les rubriques littéraires des revues militantes connaissent également une ouverture culturelle. C’est donc un phénomène complexe. Progressivement, ils s’émancipent de ces prescriptions, en lisant des policiers ou des BD. Ils sont également animés par des aspirations plus existentielles sur le sens de la vie et s’orientent vers la poésie ou des « romans du vécu ». Ils se servent de Zola ou d’Hugo pour montrer que ces grands auteurs ont dénoncé les mauvaises conditions de travail, l’exploitation... On relève un véritable engouement pour la littérature du XIXe siècle, car beaucoup ressentent un profond regret d’avoir dû arrêter trop précocement les études malgré de bonnes notes à l’école.
JMT : On est souvent frappé de retrouver les mêmes livres, une sorte de tronc commun, dans les bibliothèques des militants. Souvent, quand on rend visite à des amis, on sait comment les positionner politiquement grâce à leur bibliothèque. Même si ça évolue un petit peu, ce qui est intéressant c’est de constater qu’il existe deux sortes de rapports aux livres. On trouve d’une part les militants qui ont une lecture qu’ils appellent « utile » car ils doivent s’approprier un certain nombre de domaines, notamment économique et historique, pour leur travail militant. Ils y incluent d’ailleurs les romans et la poésie classiques du XIXe siècle, tout en les classant dans le bas de leur liste de priorité. Quant à ceux qui sont « syndiqués » ou engagés politiquement mais qui n’ont pas de grandes responsabilités et pour qui la lecture est plus généraliste, il n’y a pas ce rapport utilitaire à la lecture.
Dans le mouvement ouvrier, pour les raisons que j’indiquais plus haut, le livre a un statut particulier qui a quelque chose de sacralisé. Il permet d’asseoir une culture, c’est un signe ostentatoire. Posséder une bibliothèque, c’est une manifestation non pas de richesse culturelle mais d’un rapport privilégié, quotidien, à la culture.
Parfois on remarque un décalage entre le meuble bibliothèque et la pratique de la lecture. On a le sentiment qu’il faut des livres chez soi, bien que ceux-ci ne soient pas toujours lus. Les ouvriers répondaient souvent aux représentants du CDLP, puis du Livre Club Diderot, qu’ils n’avaient pas le temps de lire et que les livres étaient trop chers (en raison de l’iconographie, de la reliure). L’argument de vente des représentants a été de faire acheter des livres pour les enfants. Si ce ne sont pas les adultes qui lisent, ce sont les enfants qui liront. Avoir des livres chez soi est quelque chose qui rassure quant à la descendance future. Beaucoup de militants ont des livres chez eux qu’ils n’ont jamais lu et ne liront probablement jamais (cf. les vingt-deux tomes des Œuvres complètes de Lénine).
Chez les militants, le livre a quelque chose de plus intime et de plus décoratif que dans les bibliothèques des CE, où on assiste à un élargissement des fonds autour de 1968. La génération du baby-boom, les jeunes nés dans les années 1950 qui entrent tout juste dans le monde du travail, amène une demande inédite de disques et de nouveaux livres. Apparaissent alors, à côté des bibliothèques, des discothèques avec les 45 tours puis les 33 tours. La conjonction immigrés d’un côté et jeunes travailleurs de l’autre participe à modifier et à élargir de façon considérable l’offre culturelle au sein des CE.
NP : On oublie peut-être un aspect de contexte. Pendant la bataille du livre, qui s’est déroulée en pleine guerre froide, l’idée était aussi de lutter contre la culture américaine, ou en tout cas la culture de masse américanisée. C’est un élément important. On ne peut pas bien comprendre les pratiques de lecture en milieux ouvriers durant les « Trente Glorieuses » sans évoquer le phénomène de la culture de masse qui traverse aussi le monde ouvrier.

Jean-Michel Leterrier est syndicaliste, ancien responsable du secteur culturel de la CGT et docteur en esthétique.


Nathalie Ponsard est historienne. Elle est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Clermont-Auvergne.

Propos recueillis par Baptiste Giron et Élodie Lebeau-Fernández.

Cause commune36 • novembre/décembre 2023