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« Les adieux à la classe ouvrière et au marxisme sonnaient le glas de l’histoire économique, bien que celle-ci puisse continuer à s’intéresser, sous la plume de François Crouzet ou de Jacques Marseille, à l’histoire du capitalisme, des banques et des entreprises ». Nicolas Delalande, « Le capital se porte bien ! », L’Histoire, 2018.

Faire de l’histoire, ce n’est pas développer un récit, ce n’est pas raconter des histoires. Si l’on s’en reporte au fondateur de la discipline, le propos est clair ; pour Hérodote, il s’agissait de savoir pourquoi la Grèce s’est trouvée confrontée à la Perse. Ιστορεω, dit-il, je cherche à savoir. La recherche des causalités nous semble donc indissociable d’une démarche historique. C’est un élément important à rappeler aujourd’hui où tout le monde, peu ou prou, s’intitule historien. Bien sûr, il y eut des reculs, des moments où le récit l’emporta.

Èmergence d’une certaine scientificité
Mais peu à peu, une certaine scientificité émergea avec une accélération certaine à partir du milieu du XIXe siècle. Si l’on se limite à l’historiographie française, deux courants témoignent à la fois du progrès des procédés et des résultats : l’école méthodique (1876) et l’école des Annales (1929). Aucune des deux n’a été politiquement neutre. Pour Gabriel Monod et Charles Seignobos, les fondateurs de la première, au-delà de l’objectif proprement disciplinaire de faire avancer le savoir, se trouve la nécessité de sortir de l’emprise des courants royalistes et catholiques à un moment où la IIIe République se cherche et peut encore basculer vers la monarchie. Si l’école des Annales s’est construite essentiellement en réaction aux critiques de la sociologie, elle a fait appel à des chercheurs issus de différentes disciplines pour développer une recherche vraiment économique et sociale. D’ailleurs, dès le premier numéro de la revue (Annales d’histoire économique et sociale), il est question de l’URSS. Son évolution sous la férule de Fernand Braudel, après la Deuxième Guerre mondiale, peut sembler s’inscrire dans les dispositifs de ce que l’on a appelé la guerre froide culturelle. Si le « pape des historiens » présente des inclinations de « gauche » et est relativement rétif à ce qui ressort de la civilisation américaine, il n’en reste pas moins que ses projets furent financés par, successivement, les fondations Rockefeller et Ford. En effet, pour les États-Unis, le développement des sciences sociales dans une démarche « ouverte » était un moyen de contrer le développement d’une historiographie purement marxiste. De fait, les résultats sont là. Difficile pour un historien de refuser d’être publié dans les Annales et d’accéder ainsi à la reconnaissance académique tant convoitée… Mais le mérite de l’école fut d’ériger l’histoire économique et sociale en piédestal de la discipline, d’en faire le fondement de toute recherche historique, donnant ainsi à la France, dans ce domaine, une autorité scientifique incontestable. Toutefois, si les conditions de son développement tendaient à la couper du marxisme, les outils d’analyse, tant dans la méthode que dans la conceptualisation, permettaient des ponts avec lui. Mais nous n’en sommes plus là aujourd’hui.

« Comme il y a des “nouveaux philosophes”, il y a une nouvelle histoire qui derrière son paravent attrayant, tout en ouvrant de nouveaux chantiers, entame un travail de déconstruction dont Penser la Révolution française de François Furet est exemplaire. »

La « Nouvelle histoire »
Le tournant essentiel a sans doute été celui du milieu des années 1970 avec l’irruption de la « Nouvelle Histoire ». Ce virage, comme le précédent, est venu des critiques externes à la discipline et de l’aggiornamento qui suit Mai 1968, avec le désir de faire du neuf avec du neuf. Une des attaques provient de la philosophie avec le « retour à Nietzsche », un retour vu comme une sorte de transcendance par rapport au marxisme et à ses dérivés, une sorte de sortie par le haut face à l’enlisement du matérialisme. Mais Nietzsche, ce n’est pas que Zarathoustra, ce sont aussi les Considérations inactuelles avec leurs propos très rudes envers les historiens, faux scientifiques englués dans leur vision déformée par le prisme du présent. La deuxième vient du structuralisme. L’application de ses principes à l’histoire amène à relativiser fortement les évolutions constatées qui ne seraient que des remous de surface par rapport aux « structures » construisant en profondeur les sociétés. Les historiens partirent sur ces bases au lieu de leur opposer un discours légitimé par les résultats antérieurs. C’est ainsi qu’un chercheur comme Paul Veyne, touché par la grâce nietzschéenne et influencé par les travaux de Michel Foucault, en vint à douter de sa propre discipline. Dans Comment on écrit l’histoire (Seuil, 1971), il s’élève contre toute prétention à sa scientificité. Un autre grand nom du monde des historiens, Emmanuel Le Roy Ladurie, atteint la notoriété publique avec le best-seller Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 (Gallimard, 1975). Cet ouvrage nous fait entrer de plain-pied dans une parcelle de la société médiévale occitane et pose en paradigme le petit monde de ce village de l’Ariège, convoquant aussi bien Pierre Bourdieu que Julian Pitt-Rivers. La suite immédiate, on la connaît, c’est celle, euphorisante, du « tout est histoire » avec, au point de vue académique, les difficultés que cela entraîne en termes d’évaluation des résultats. Comme il y a des « nouveaux philosophes », il y a une nouvelle histoire qui derrière son paravent attrayant, tout en ouvrant de nouveaux chantiers, entame un travail de déconstruction dont Penser la Révolution française de François Furet (Gallimard, 1978) est exemplaire. Rejetant, soi-disant, toute téléologie qui ferait de ladite révolution une étape du matérialisme historique, il en vint à considérer la Terreur comme une préfiguration du léninisme. Avant même La Fin de l’histoire de Francis Fukuyama, dans un glissement irrépressible, Tocqueville, Raymond Aron, en passant par René Rémond deviennent l’horizon de l’histoire politique française. L’histoire économique et sociale qui avait fait la force de l’école des Annales se retrouve petit à petit en perte de vitesse face à une histoire des mentalités en pleine ascension dont la revue L’Histoire, qui paraît en 1978, sous les auspices du Seuil, est l’expression la plus visible. Présentée au départ comme la revue de la Nouvelle Histoire, la revue de toutes les histoires, elle permet, sous le couvert de la nouveauté, à l’instar des « nouveaux philosophes », de faire la critique d’une histoire antérieure jugée trop marquée par les facteurs économiques et sociaux et trop marxisante. En effet, il en va des sciences humaines comme de la mode. Bien sûr, on peut arguer que les mentalités peuvent englober le champ du social. C’est certes vrai, notamment quand, devant l’ambiguïté de la formule on passe à l’histoire des représentations et à l’histoire culturelle, les deux aux contours flous. Ce qui est plus compliqué avec l’histoire économique. Un regain se manifesta cependant dans ce domaine avec l’histoire des entreprises importée des États-Unis, courant qui dut beaucoup à la publication de l’ouvrage d’Alfred D. Chandler, La Main visible des managers, en 1977 à Harvard et en 1988 en France. Face à l’évolution de l’historiographie, les entreprises furent moins réticentes à ouvrir leurs fonds aux historiens. Il en résulta un certain nombre de travaux intéressants ayant l’entreprise comme objet. Cependant, la démarche prit souvent le chemin de la monographie, excluant les problèmes d’ensemble et, de facto, la question des rapports de production…

« L’histoire économique et sociale qui avait fait la force de l’École des Annales se retrouve petit à petit en perte de vitesse face à une histoire des mentalités en pleine ascension dont la revue L’Histoire, qui paraît en 1978, est l’expression la plus visible. »

Les effets des contraintes académiques
À côté des objets de recherche et de l’historiographie, il y a les conditions académiques de la recherche dont plusieurs aspects peuvent être examinés car ils vont dans notre sens. L’un de ces éléments est l’abandon, au tournant des années 1990, de la thèse d’État au profit d’un doctorat disciplinaire s’inscrivant dans une durée déterminée que la mise en place du LMD (licence-master-doctorat) confirma. L’objectif, rarement atteint, est de réaliser une thèse en trois ans. Certes, il s’agit de s’aligner sur les « sciences dures », tout le monde devant entrer dans ce moule, mais cette contrainte temporelle a des répercussions très nettement perceptibles, notam­ment dans le choix des thèmes d’étude. En effet, on a vu ces dernières années une véritable explosion des thématiques liées à l’histoire culturelle, l’histoire politique et l’histoire des représentations, au détriment des recherches en histoire économique et sociale, lesquelles ne pouvaient reposer que sur de longues consultations d’archives sans garantie de résultat. Dans une stratégie professionnelle, ce sont des éléments à prendre en compte… Dans un système somme toute pyramidal et plus ou moins féodal, le jeune chercheur ambitieux se trouvera un sujet relativement rapide à traiter et un « patron » pouvant offrir des perspectives de carrière. Thermomètre de cette évolution, les « questions » du programme de l’agrégation nous montrent la disparition de l’histoire économique et sociale : une seule y fait référence en vingt ans et ce en histoire ancienne (Antiquité).

Des conséquences politiques
Les effets de tout cela concourent au manque d’outils conceptuels et de matériaux historiques pour analyser les évolutions relativement récentes (à l’échelle historique) des systèmes économiques. Le fait est grave et lourd de conséquences politiques. Qui, aujourd’hui, est conscient que la contre-attaque libérale est d’ores et déjà présente en France dans le discours inaugural du Premier ministre Jacques Chaban- Delmas sur la Nouvelle Société (16 septembre 1969). On y trouve en effet une inversion du langage, appelée à un grand avenir, tendant à faire passer le pilotage de l’économie et l’État-providence pour des archaïsmes, des freins au « progrès ». La crise de 1973-1974 allait accélérer le processus, offrant aux théoriciens de l’École de Chicago (Milton Friedman et al.) un véritable boulevard. Il est intéressant de constater que leur suprématie coïncide avec le dépérissement de l’histoire économique. Le déclin des États socialistes et leur effondrement allaient paraître aux yeux d’un grand nombre d’intellectuels comme la confirmation de l’échec d’une alternative marxiste. Pendant l’été 1989, Francis Fukuyama fit paraître dans The National Interest un article intitulé « The End of History ? », devenu ensuite l’ouvrage La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme (Flammarion, 1992). Au-delà d’une problématique moins simpliste qu’il n’y paraît, reste cependant le postulat que la démocratie et l’économie libérales sont comme un horizon historique indépassable. Ce constat intériorisé finit par geler toute critique de fond d’un système accepté comme étant « naturel », alors qu’il procède d’une idéologie.
Aujourd’hui, à l’heure du new management et de la surcapitalisation des entreprises de l’économie virtuelle, les citoyens ont besoin d’une expertise pertinente, de chercheurs, d’intellectuels et d’historiens capables de fournir des instruments critiques. Plus que jamais l’histoire a besoin d’une approche économique et sociale.

Laurent Commaille est historien. Il est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Lorraine.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020