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Intellectuels, culture : l’appareillage conceptuel semblait solidement établi quand en 1966, au comité central d’Argenteuil, on avait synthétisé la riche expérience déjà ancienne du Front populaire (1936-1938) et quand, sous l’impulsion pressante d’Aragon, on s’était employé à sortir du stalinisme en ces domaines.

Argenteuil, un bel édifice
Côté culture d’abord, il était entendu que :
– l’inculture  demeure une dure réalité quotidienne pour des centaines de millions d’hommes dans le monde ;
– en France le pouvoir multiplie « les obstacles entre le peuple et la culture » ;
– or il convient d’« élever le niveau culturel de l’ensemble de la population » ;
– le mot d’ordre juste est donc : « Accès de tous à la culture » ;
– une « politique de diffusion de la culture » doit donc prolonger la « réforme de l’enseignement ».
Côté « intellectuels » à présent :
– il est établi qu’ils « prennent une part croissante aux transformations du monde moderne en raison du développement accéléré des connaissances » (« Le siècle où nous vivons est aussi celui de la mathématique, de la physique, de la chimie, de la biologie, le siècle de l’énergie nucléaire et de l’astronautique, de la télévision et de la cybernétique, un grand siècle de création artistique et littéraire ») ;
– il est aussi affirmé que « le même système qui exploite les travailleurs et les écarte de la culture met en cause la liberté de création des intellectuels et limite le pouvoir émancipateur de la science et de l’art » ;
– conséquences : les « intellectuels soucieux de se libérer des contraintes matérielles et idéologiques que la bourgeoisie impose à leur activité » ne peuvent donc que rechercher « l’alliance de la classe ouvrière » et le parti communiste lui-même ne peut donc qu’« ouvrir avec confiance ses rangs aux travailleurs intellectuels de toute discipline » (passages de la résolution adoptée à l’unanimité par le comité central réuni à Argenteuil en mars 1966).

« Le mot “culture” se multiplia, employé au pluriel et suivi d’un adjectif (culture familiale, culture urbaine, culture jeune, culture d’entreprise, etc.). Il devint inaudible employé seul et au singulier. »

Il ne m’appartient pas ici de montrer l’habileté et la détermination avec lesquelles les équipes réunies autour de Roland Leroy (le nouveau responsable de ces questions) s’employèrent à populariser dans l’ensemble du pays ce qu’elles présentèrent comme « les décisions » de ce comité central, allant bientôt jusqu’à le sortir de l’histoire ordinairement assez terne de ce type de réunions pour le faire entrer dans la légende. Mais il est incontestable que l’élan qu’elles surent créer alimenta nombre de réalisations courageuses, inédites et de grande importance. Je voudrais plutôt souligner combien l’histoire va se charger rapidement de mettre à bas ce bel édifice qui paraissait si solide.

De l’évolution du mot « culture »
Cela commença par l’ébranlement de la notion de culture elle-même. À Argenteuil, elle était pensée comme « le trésor accumulé des créations humaines ». Or,très vite, les travaux des ethnologues, en particulier en France ceux de Claude Lévi-Strauss, aboutirent à suspecter cette conception d’un ethnocentrisme coupable, considérant l’appellation de culture comme un label réservé aux happy few et accordé seulement aux plus hautes manifestations spirituelles de l’homme blanc occidental.

« Le même système qui exploite les travailleurs et les écarte de la culture met en cause la liberté de création des intellectuels et limite le pouvoir émancipateur de la science et de l’art. »
Comité central, Argenteuil, mars 1966

De plus, en opposant « nature » et « culture », il devint évident que la culture ne désignait plus seulement quelques œuvres d’élite en quelques domaines supposés « nobles » et « beaux », mais renvoyait aux innombrables façons de vivre et de faire société. Bien plutôt que le musée et la galerie d’avant-garde, le lieu fondamental de la culture devenait la vie quotidienne elle-même et tout ce qui est humain (la poignée de main, les manières de table, la construction des villages, les rapports de parenté, etc.) paraissait en faire partie. Ainsi, culture, création et art perdaient leur proximité et divorçaient en quelque sorte, tandis que la culture pouvait ne relever que d’une simple « animation » dite « culturelle », mais pourtant accomplie sans véritable créateur. Le mot se multiplia, employé au pluriel et suivi d’un adjectif (culture familiale, culture urbaine, culture jeune, culture d’entreprise, etc.). Il devint inaudible employé seul et au singulier. Il perdit son ambition universaliste, allant parfois jusqu’à se confondre avec l’idée d’une identité jalousement balisée, réservée et gardée (culture gay, culture metal, culture rock, etc.). Du coup, on ne comprit plus comment on pouvait être dit « inculte », puisqu’il suffisait de naître quelque part pour être ipso facto inscrit dans une culture (familiale, sociale, de cité, etc.) de telle ou telle espèce. Dès lors, le mot d’ordre crucial d’« accès de tous à la culture » perdit toute signification, puisque la notion de culture éclatait en mille morceaux et que l’on semblait tous de facto et sans effort en posséder plusieurs !

« Les intellectuels furent noyés dans la foule de “gens célèbres” que produisaient à la pelle les chaînes de télévision, de plus en plus nombreuses et largement à vocation commerciale et soumises à la course à l’audience. »

Autre impasse : avec le développement des « industries culturelles » et le fait qu’elles s’incarnaient et existaient désormais dans des objets de consommation courante (des marchandises « comme les autres », accessibles sur le marché le plus banal), la culture ne s’inscrivit plus comme la poursuite chez l’adulte de l’éducation aux savoirs et de la curiosité pour le développement d’un esprit critique qui marquaient le temps scolaire, mais devint massivement synonyme de « loisirs » (c’est-à-dire d’emploi du temps hors travail). Autrement dit : le temps dit « libre » devint un temps vide et massivement consacré à oublier le travail, ses tracas, ses angoisses et ses soumissions. Un temps qui, en somme, n’avait plus d’ambition proprement culturelle mais rejoignait la volonté de se distraire et de s’abêtir pour « oublier la dure réalité de sa vie » (le contraire de ce que portait la notion de culture qui visait à élargir sa vie pour l’élever jusqu’à « la vraie vie », chère à Rimbaud ou à Marx). L’industrie des loisirs devint un juteux marché livré aux facilités de la fête, à la jouissance d’une abondance de spectacles et au culte de la famille, et la « culture » (au singulier) fut rapidement tenue comme un synonyme de « prise de tête », barbante et ennuyeuse. Le seul chiffre de fréquentation ou d’exemplaires vendus devint un argument définitif, ce qui faisait se rejoindre l’appréciation d’une œuvre culturelle et les cotations en bourse des valeurs du CAC 40. De même, la création du ministère de la Culture eut avec le temps des effets certes positifs (par la reconnaissance sociale que son existence accordait symboliquement à la création et aux professions artistiques), mais l’exclusion de son périmètre de la considération des sciences et des techniques conduisit immanquablement à une conception hémiplégique de la culture. Cela facilitera ensuite son basculement du côté de la « communication » (domaine auquel le nom dudit ministère fut assez vite accolé), c’est-à-dire du marketing et du commerce, au grand dam de la culture !

« La culture ne s’inscrivit plus comme la poursuite chez l’adulte de l’éducation aux savoirs et de la curiosité pour le développement d’un esprit critique qui marquaient le temps scolaire, mais devint massivement synonyme de “loisirs”. »

et de la notion d’intellectuel
Mais c’est aussi la conception des intellectuels qui changea et bouscula le bel ordre et le bel avenir qu’« Argenteuil » leur promettait. Car alors on ne se fondait que sur le mouvement des activités du travail social dans un pays comme la France pour y déceler une tendance historique au développement de l’intellectualité dans leur accomplissement. On se contentait donc d’en prévoir un développement des métiers concernés (universitaires, chercheurs, professeurs, ingénieurs, cadres et techniciens). Ce qui n’était évidemment pas faux. Mais ainsi réduite à cette simple approche de sociologie professionnelle, la notion d’intellectuel perdait ce qui lui donne son poids politique et ce qui fait son originalité française (depuis Voltaire, Rousseau, Hugo, Zola et la « pétition des intellectuels » lors de l’affaire Dreyfus), à savoir que l’opinion reconnaît comme « intellectuel » un homme (ou une femme) ayant acquis une notoriété dans les domaines de l’esprit, mais intervenant au nom de cela à l’extérieur de son domaine de compétence pour parler d’une « grande question » (livrer une analyse, une direction, une morale, etc.) posée à l’ensemble de la société ou de ses contemporains.
C’est pourtant cette dernière conception qui permit au PCF de « peser » dans la société en attirant à lui pour un temps une brassée importante de « grands noms » et qui conduisit l’historien Michel Winock à parler du XXe siècle comme du « siècle des intellectuels ». Or tout cela (« la graphosphère » des médiologues, comme dit Régis Debray) allait céder la place à la « société du spectacle » et au règne des images et des écrans (« la vidéosphère »). Du coup, un prix Nobel de littérature pouvait mourir en France dans l’anonymat le plus total, sans que son nom soit même cité au journal télévisé, et l’heure n’était plus aux obsèques nationales pour des hommes comme Victor Hugo, mais pour des vedettes de la chanson comme Johnny Hallyday. Les intellectuels furent donc noyés dans la foule de « gens célèbres » que produisaient à la pelle les chaînes de télévision, de plus en plus nombreuses et largement à vocation commerciale et soumises à la course à l’audience. Ils disparurent pour la plupart corps et biens, cédant la place d’un côté aux stars et aux paillettes, et de l’autre aux éditorialistes et aux « experts » autoproclamés (notamment en économie et dans le commentaire des conflits guerriers). Quelques-unes de leurs survivances ne connurent plus d’aventures que comme producteurs de « buzz » et de bruyantes polémiques sur les petits écrans ou les réseaux sociaux.

« La notion d’intellectuel perdait ce qui lui donne son poids politique et ce qui fait son originalité française. »

Dès lors, dira-t-on aujourd’hui que nous n’avons plus besoin de politique culturelle, de considération des intellectuels, de leur alliance avec le monde du travail, des inégalités et de la vie précaire ? Évidemment non, mais il importe d’en redéfinir les concepts et les axes majeurs. Il est en tout cas frappant de constater que la déconstruction que je signale ici s’est accomplie sous la houlette de l’ensauvagement du libéralisme qui a précédé et suivi la chute de l’URSS et du « camp socialiste » et alors que le PCF subissait un profond recul dans l’opinion. N’est-ce pas parce que son originalité profonde – et qui en dérange encore plus d’un – est d’avoir un souci théorique, donc intellectuel (appelons-le « Marx ») et un enracinement populaire lié à une volonté pratique pour chacun et pour tous (appelons-la communisme ou « émancipation humaine ») ?

Bernard Vasseur est philosophe.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020