Par

De la création par Ferdinand Lassalle, en 1863, du premier parti ouvrier de l’histoire, l’ADAV, Association générale des travailleurs allemands, à la Première Internationale. Dynamiques et contradictions.

L’historien Eric Hobsbawm a qualifié d’ « ère des révolutions » la période qui commence à la fin du XVIIIe siècle et aboutit aux révolutions de 1848. La révolution industrielle a fait surgir une nouvelle classe sociale, celle des travailleurs dont les révolutions politiques n’ont pas adouci les conditions de vie misérables, quand bien même ils y ont pris une large part. La résistance à la tentative de transformer des êtres humains en purs instruments destinés à produire de la plus-value s’est manifestée tout de suite, sous des formes extrêmement diverses. Par des mouvements de révolte certes, comme celui, en Angleterre des luddistes, en France celui des canuts, ou en Allemagne celui des tisserands de Silésie, appelant tous au sabotage ou au bris des machines. Mais aussi par des prises de parole à travers lesquelles les ouvriers nomment leur identité et affirment leurs exigences (Alain Faure, Jacques Rancière, La Parole ouvrière, 1830-1851, 10/18, 1976). Les idées socialistes circulent. Certains parlent d’utopies et tentent des mises à l’épreuve, d’autres ont fait leur l’idéal révolutionnaire.

podemos2.jpg

« Ferdinand Lassalle a convaincu les ouvriers allemands qui le suivent qu’il faut remplacer les réformes économiques par des luttes politiques. »

Se regrouper
Des regroupements vont progressivement apparaître, en associations et en syndicats. La possibilité que l’État intervienne pour juguler la violence économique commence à être envisagée, à l’occasion du vote en 1847 par le parlement anglais de la loi sur les fabriques qui limite la journée de travail à dix heures. L’État n’est plus considéré simplement comme l’instrument de la classe dominante à abolir ou à contourner. Peut-être serait-il possible de s’en emparer et de s’appuyer sur lui pour mener à bien la révolution qui doit conduire au communisme. Telle est la conviction de Ferdinand Lassalle qui crée en 1863, le premier parti ouvrier de l’histoire, l’ADAV, Association générale des travailleurs allemands.
Les révolutions de 1848 avaient été durement réprimées. Les figures majeures avaient été contraintes à l’exil, et leurs traces comme effacées. Dans ses mémoires August Bebel, qui était né en 1840, raconte qu’à Leipzig où, jeune artisan, il habitait, il n’avait jamais entendu dire qu’un ouvrier ait eu connaissance du Manifeste du Parti communiste. Mais à partir de 1860, on va voir surgir quantité d’associations ouvrières, « comme des champignons après une chaude nuit d’été », écrit encore Bebel. Ce sont d’abord des associations à but culturel, comme celle à laquelle appartiennent ces ouvriers de Leipzig, qui, à leur retour de l’Exposition internationale de Londres où ils ont rencontré des ouvriers de différents pays, écrivent à Ferdinand Lassalle pour lui demander de prendre la tête du mouvement ouvrier d’Allemagne. Ils ont lu sa brochure connue sous le titre de Programme ouvrier et, déçus par le Parti progressiste, auquel jusqu’alors ils apportaient leur soutien, ils se rallient à ses idées et veulent faire de lui leur chef.

Se constituer en parti : la voie démocratique
Le Parti progressiste allemand d’inspiration libérale sollicitait l’appui de ceux des ouvriers qui possédaient le droit de vote. Il souhaitait l’établissement d’un régime parlementaire et développait une doctrine sociale fondée sur le self-help [l’entraide] des ouvriers, c’est-à-dire proposait aux ouvriers d’améliorer eux-mêmes leur condition en constituant des « associations d’hommes libres ». Ce parti est un des tout premiers à être apparu en Allemagne dans les années 1860 quand le système de partis se substitue aux mouvements et aux factions. L’ADAV, qui prendra le nom de Parti social-démocrate allemand en 1866, après la mort de Lassalle survenue en 1864, est, dès sa création, un parti, au sens actuel du terme, avec une organisation hiérarchisée inscrite dans un cadre national, et un programme centré sur l’obtention du pouvoir politique par des voies parlementaires. La fondation de l’ADAV marque ainsi la création d’un espace politique homogène, terrain et enjeu d’affrontements pour la conquête d’un commun électorat. Ferdinand Lassalle a convaincu les ouvriers allemands qui le suivent qu’il faut remplacer les réformes économiques par des luttes politiques. Si aucun contrôle politique n’est exercé sur l’économie capitaliste, le salaire moyen restera toujours réduit à la subsistance nécessaire pour entretenir et reproduire les travailleurs. C’est ce qu’il appelle la « loi d’airain des salaires ». Seul l’État peut en triompher. Cependant, la conquête de l’État doit se faire de manière démocratique et reposer, en premier lieu, sur le suffrage universel. L’instauration du suffrage universel égal et direct devient ainsi le premier objectif de l’ADAV.

« la forme organisationnelle, le parti, qui vient d’être inventée va être très largement adoptée, avec certes des différences de taille, notamment sur le choix entre une voie démocratique et une voie insurrectionnelle. »

Le système censitaire qui prévaut alors en Prusse exclut du vote tous ceux qui ne paient pas l’impôt direct, c’est-à-dire plus de 96 % de la population. Les travailleurs qui pourraient bénéficier du suffrage comprendraient non seulement le prolétariat industriel, mais les artisans, les petits-bourgeois et tous ceux qui se reconnaissent dans leur cause. La démocratie, au sens plein et rigoureux du terme, ne saurait être une démocratie bourgeoise puisque la bourgeoisie en tant que classe ne sait défendre que ses intérêts propres. Lassalle, comme l’ensemble des socialistes, est convaincu que la classe ouvrière a, elle, une vocation universelle. C’est d’elle seule que peut partir un mouvement véritablement démocratique qui aboutira à la solution de la question sociale. L’instauration du suffrage universel doit donc faire sortir des urnes un État ouvrier existant par tous et pour tous. Cet État qui doit veiller à l’éducation du peuple et donner aux travailleurs les moyens de leur auto-organisation n’est pas une fin en soi. Il est destiné à disparaître, à s’éteindre comme la flamme d’une chandelle, quand les hommes seront devenus véritablement raisonnables et libres. Le parti à la fois socialiste et démocrate, tel que l’imagine Lassalle, permet d’accomplir sans violence et par la réconciliation populaire une véritable révolution.

« Cette constitution du parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et son but suprême : l’abolition des classes »

Le parti dans l’État
La forme organisationnelle, le parti, qui vient d’être inventée va être très largement adoptée, avec certes des différences de taille, notamment sur le choix entre une voie démocratique et une voie insurrectionnelle. L’Association internationale des travailleurs (la Première Internationale) est fondée en 1864, à Londres, sur proposition de Tolain, un proudhonien français, quelques semaines après la mort de Ferdinand Lassalle. Marx accepte, non sans hésitation (il vient d’être également sollicité pour succéder à Lassalle à la tête de l’ADAV), de faire partie de son comité provisoire, puis d’en rédiger l’adresse inaugurale et les statuts. Il y siégera en tant que représentant des ouvriers allemands, l’AIT étant divisée en sections. Chacune de ces sections va être considérée comme un parti politique. L’article 7a des statuts de l’AIT, adopté en 1871, donc après l’échec de la Commune de Paris, énonce ainsi : « Dans sa lutte contre le pouvoir des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes. Cette constitution du parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et son but suprême : l’abolition des classes. »
C’est donc bien sur le terrain commun de la structure des États nations que la lutte des classes va maintenant se déplacer. Le pragmatisme et l’efficacité ont pris le pas sur l’horizon utopique. Mais cette dynamique va se heurter à trois difficultés majeures.

Difficultés ou impasses ?
La première est celle de la question nationale, peu réfléchie dans les moments de fondation des premiers partis ouvriers mais qui va faire voler en éclats les solidarités européennes à la veille de la Première Guerre mondiale. Dans le Manifeste du Parti communiste Marx et Engels appelaient le prolétariat à « se constituer lui-même en tant que nation ». C’est plutôt la passion nationale et nationaliste qui l’a souvent emporté dans des partis dont les stratégies se développaient sur le terrain des États-nations, en concurrence, voire en guerre les uns contre les autres.

« L’instauration du suffrage universel doit donc faire sortir des urnes un État ouvrier existant par tous et pour tous. »

La deuxième difficulté concerne la question de l’État. C’est là-dessus que se concentrent les attaques que mène Bakounine contre Marx, après un long conflit au sein même de la Première Internationale. La ligne antiautoritaire, que défendaient Bakounine et ses partisans, recommandait « à toutes les sections de l’Association internationale des travailleurs de renoncer à toute action ayant pour but d’opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales et de porter toute leur activité sur la constitution fédérative des corps de métier, seul moyen d’assurer le succès de la révolution sociale ». En effet, tout gouvernement ou État politique n’étant rien d’autre que l’organisation de l’exploitation bourgeoise, « toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d’autre résul­-tat que la consolidation de l’ordre existant » (S. Dayan-Herzbrun, Mythes et mémoire du mouvement ouvrier. Le cas Ferdinand Lassalle, L’Harmattan, 1990). Dans Étatisme et anarchie, qu’il publie en 1872, un peu avant sa mort, Bakounine, qui n’établit aucune distinction entre Lassalle et Marx, entend démontrer que la démocratie parlementaire que le parti ouvrier allemand soutient n’est qu’une forme camouflée du centralisme étatique. La critique est caricaturale et explicitement antisémite. Mais elle pointe une contradiction qui ne cessera de ressurgir : comment viser la disparition de l’État en jouant pleinement le jeu de l’institution étatique.

« Cette constitution du parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et son but suprême : l’abolition des classes »

La dernière difficulté, enfin, concerne l’organisation même de la forme parti. La hiérarchie et la centralisation vont faire émerger des rapports de pouvoir qui transforment une organisation, qui se disait et se voulait démocratique, en oligarchie. Telle est la thèse célèbre que soutient le sociologue allemand Robert Michels dans son livre Les Partis politiques, publié pour la première fois en 1911, et qui depuis n’a cessé d’être réédité, tant les questions qu’il pose restent brûlantes. Et encore, à l’époque, il n’est jamais question de la place des femmes presque entièrement absentes de ces arènes réservées aux hommes.
D’une certaine manière les questions posées dans la deuxième partie du XIXe siècle restent ouvertes alors même que les mots de révolution et de communisme sont devenus tabous, et que les luttes de classes revêtent le masque de luttes de places, et s’enchevêtrent avec les questions de genre et de race. La globalisation oblige à se poser de façon nouvelle l’épineuse question nationale. La conquête d’États fragilisés par le pouvoir des multinationales pourrait ne plus être un objectif exclusif, et la demande d’égalité, sans laquelle il ne saurait y avoir de liberté comme le disait déjà Lassalle, est toujours une exigence fondamentale, même si on cherche à la tourner en dérision. 

Sonia Dayan-Herzbrun est sociologue. Elle est professeure émérite à l’université Paris Diderot-Paris 7.

Cause commune n° 4 - mars/avril 2018