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Proférée tant par la droite que par une certaine gauche, l’accusation de « populisme » exprime le refus d’écouter le peuple. Elle révèle aussi la volonté de déprécier les luttes populaires historiques à l’occasion desquelles peut émerger un chef authentique, condition indispensable d’une victoire à venir des classes populaires.

Une dépréciation du peuple
Il est bien commode de parler du « peuple » mais quand il veut compter pour quelque chose, il devient le « danger populiste ». Il est bien commode de parler du « peuple » parce qu’aucun parti ne pourrait obtenir le pouvoir sans ses suffrages exprimés dans l’isoloir. Mais quand le peuple veut s’exprimer et se manifester directement, on crie à la « dérive populiste ». Le peuple est donc accepté mais il ne l’est que comme objet. Ce genre d’attitude peut être relevé lorsque l’on voit à l’œuvre deux types opposés d’élitisme : l’élitisme révolutionnaire (la théorie de l’avant-garde) et l’élitisme réactionnaire qui prétend exclure les incompétents de la citoyenneté politique. Récemment, un pas supplémentaire a été franchi. Deux orientations, toutes deux dépréciant le peuple, ont convergé : d’une part, le mépris du populisme comme manifestation non filtrée de la volonté politique du peuple et, d’autre part, le refus du système électoral proportionnel dans la mesure où il serait (en matière de représentation) la trop fidèle – et pour cela même dangereuse – expression de la volonté populaire.

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« Quand l’élite de gauche abandonne à leur destin les classes sociales qu’elle devrait représenter et défendre, l’espace est vide pour qui veut surfer sur l’inévitable mécontentement. »

À y regarder de plus près, le refus du principe électoral proportionnel est une forme préoc­cupante d’extrémisme politique, visant à priver le « peuple », non seulement de la possibilité de se gouverner directement, comme dans l’Athènes de l’Antiquité, mais aussi de faire-valoir ses propres références partisanes ou personnelles. On déplore le « populisme » mais, en réalité, on déprécie le suffrage universel. Les choix du « peuple » semblent mauvais parce que sont mauvais, ou exécrables, ou nuls – quand ils ne sont pas des aventuriers – les principaux représentants de cette classe politique qui s’affirme dans la destruction progressive des partis politiques. En réalité, c’est justement en détruisant les partis que la voie s’est ouverte pour les aventuriers. Et il est alors bien étrange de la prendre pour l’inconscience politique du « peuple ».

L’histoire du populisme
Aujourd’hui on brandit joyeusement la menace « populiste ». Mais la lecture des journaux, des discours parlementaires et du vocabulaire sectionnaire de 1789-1794 devrait conduire à utiliser avec plus de précaution un tel concept pour au moins ne pas vouloir le liquider et, avec lui, d’entières périodes historiques : à commencer par L’Ami du peuple de Marat sans parler de Michelet et de son ouvrage Le Peuple. Mais c’est toute l’histoire des mouvements populistes qui pourrait être regardée comme une histoire universelle du populisme : de Cléon qui parle à l’assemblée en « hurlant » (Aristote, Constitution d’Athènes) à Garibaldi selon Cavour (« Arrêtez Garibaldi ! »), à Chavez qui a le tort d’être un Indien qui a relevé la tête et a tenté d’affranchir son pays. Et l’on pourrait faire voir les innombrables maillons de l’histoire du populisme dans la chaîne des temps : le mot d’ordre de Lénine en 1917 « La paix tout de suite » est populiste ; les marins de la flotte allemande dans la Baltique (Kiel) qui manifestent contre la guerre en 1918 sont populistes : une centaine de savants leur auraient expliqué que « ça ne se fait pas » en temps de guerre ; la Convention qui con­dam­ne à mort Louis XVI est populiste parce qu’elle offre au peuple un bouc émissaire ; le syndicalisme est à son tour intimement populiste ? Di Vittorio contre De Gasperi. Membre du PCI, Di Vittorio a été le secrétaire emblématique de la CGL qui rassemble après guerre les courants syndicaux socialistes, communistes et catholiques. De Gasperi était le leader de la puissante Démocratie chrétienne.

« Le refus du principe électoral proportionnel est une forme préoccupante d’extrémisme politique, visant à priver le “peuple”, non seulement de la possibilité de se gouverner directement, mais aussi de faire-valoir ses propres références partisanes ou personnelles. »

La prise de pouvoir par des élites
La flétrissure liée à l’accusation de populisme est le dernier acte de la prise de pouvoir par des élites qui ne souffrent aucune contestation de leur pouvoir. Le paradoxe est qu’ils utilisent deux stratégies contradictoires : d’un côté, ils ont lutté contre les idéologies et d’un autre, ils ont choisi de qualifier de « rebelle inculte » le peuple et celui qui « l’attise » de populiste. Mais la rébellion qui paraît « instinctive » (et pour cela « populiste ») résulte du discrédit jeté à pleines mains sur les « idéologies ». Le mal déjà fait est énorme et il est difficile de reconstruire là où l’on a détruit avec un tel acharnement.
Quand l’élite de gauche abandonne à leur destin les classes sociales qu’elle devrait représenter et défendre, l’espace est vide pour qui veut surfer sur l’inévitable mécontentement. Scheidemann perd et Hitler gagne.

L’émergence d’un « chef »
Étrangement s’est affirmée l’idée que l’émergence d’un « chef » politique est un symptôme de « populisme ». Un « chef » est indispensable, mais il doit être choisi à travers les batailles et d’après ses capacités. Publié à la mort de Lénine dans L’Ordine nuovo (mars 1924), un célèbre essai de Gramsci intitulé Capo « Chef » est centré sur la confrontation entre Lénine et Mussolini. Ce n’est pas un article factieux banal : au contraire, il s’efforce d’indiquer quelles preuves et quelles sélections dans les luttes sociopolitiques concrètes permettent de faire apparaître un « chef ». Il n’est pas nécessaire d’avoir peur des mots mais de construire des chefs vraiment capables. Pour les forces populaires, c’est difficile mais indispensable. Pour les forces dominantes, il est toujours facile de trouver un Macron quelconque.

*Luciano Canfora est historien. Il est professeur de philologie classique à l’université de Bari (Italie).

Traduit de l’italien par Aurélien Aramini.

Cause commune n° 3 - janvier/février 2018