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Parce qu’il s’agit avant tout d’un métier de passionnés, les archéologues se sont battus de tout temps pour défendre leur activité, leurs recherches, leurs sites et finalement leur statut. Longtemps liés aux débats sur le patrimoine architectural, l’unité lors des luttes ne leur est vraiment venue que sur le tard. Mais à l’heure où les combats ont quitté le champ patrimonial pour celui du social, le corps des archéologues est désormais soudé et fait front.

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Site archéologique d'Alésia près d'Alise-Sainte-Reine.

Ce n’est pas vraiment une surprise, les premiers combats des archéologues ont été pour faire reconnaître l’importance de leur activité. Tout d’abord sur les fronts scientifiques, culturels et patrimoniaux. Mais ces toutes premières luttes, remontant aux prémices de la science archéologique, ont d’abord été menées en ordre dispersé. Elles privilégiaient, comme c’était la norme en ce temps, l’ego universitaire et le refus d’une ingérence des pouvoirs publics, dont le désir de protection, naissant, était alors perçu comme intrusif. Une hérésie au vu des critères d’aujourd’hui.

Ego et liberté : les premières luttes pour le patrimoine
L’une des plus belles illustrations en est l’échec, en 1910, d’un projet de loi visant à encadrer la recherche archéologique et à contrôler les pratiques de fouilles. L’histoire est notamment rapportée en 2012 dans Les Nouvelles de l’archéologie par Arnaud Hurel. Ce projet législatif de 1910 naît de l’insuffisance constatée des premières lois patrimoniales, à protéger et encadrer le secteur de l’archéologie, en particulier préhistorique. Une insuffisance notoirement entretenue par des préhistoriens, farouchement jaloux de leur pré carré.
Le texte proposé voit immédiatement se dresser contre lui une fronde puissante. Et paradoxale. Car, sous couvert de protéger la recherche archéologique, la libre circulation des idées, des recherches et des objets archéologiques, pour le bien de la science, les préhistoriens cherchent avant tout à protéger leur propriété intellectuelle et privée, puisqu’ils sont souvent possesseurs d’une riche collection d’objets issus de leurs fouilles. Dans leur grande majorité, ces érudits ne voient pas le contrôle de l’État comme un gage de sécurité et de fiabilité pour la recherche, mais comme une intolérable intrusion dans leurs affaires et une tentative de confiscation des biens patrimoniaux de la province par une capitale avide.

« En 2003, alors que l’INRAP, nouvellement créé, peine à faire face aux besoins, la décision est prise par le pouvoir politique d’ouvrir le domaine archéologique à la logique de marché. »

Face à la fronde, le projet de loi est vidé de son sens en dépit des quelques voix qui s’élèvent dans la communauté scientifique pour le défendre, et finalement abandonné. Il faudra attendre trente ans et la loi Carcopino de 1941 pour voir enfin naître un véritable encadrement législatif de la discipline archéologique.

Archéologie de sauvetage et grands scandales
C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les véritables luttes archéologiques vont apparaître. Des luttes bien différentes pour un œil averti, du lobbyisme jaloux que l’on a pu voir à l’œuvre dans les années 1910-1913. Elles vont peu à peu donner corps au message porté par la loi Carcopino, à savoir que les archives du sol que sont les vestiges archéologiques et les connaissances qui en sont issues sont un bien commun à tous. Nous sommes chacun les propriétaires et les héritiers de ces vestiges et il appartient à tous de les protéger, les chérir et les faire fructifier, plutôt que de les laisser détruire au seul profit de quelques-uns.
En effet, au lendemain de la guerre, le pays connaît une frénésie de construction qui culminera à la fin des Trente Glorieuses. « Glorieuses » pour le pays, peut-être, pour le bâtiment et les travaux publics sûrement, beaucoup moins pour les archives du sol, puisque celles-ci se verront alors bien trop souvent détruites sans vergogne et surtout sans étude aucune, pour faire place aux parkings, centres commerciaux, centres urbains et autres ensembles d’habitations. Ces destructions vont culminer dans les années 1960, faisant peu à peu émerger diverses tentatives de sauvetage. Ainsi, le parvis de Notre-Dame de Paris sera finalement fouillé et partiellement épargné, donnant naissance à la crypte archéologique. D’autres sites n’auront pas autant de chances. Mais un nouveau tournant se fait jour avec l’affaire de la Bourse à Marseille.
En 1967, Gaston Defferre, alors maire de Marseille, est depuis longtemps désireux de réhabiliter le quartier de la Bourse, entre la Canebière et la gare Saint-Charles. Depuis la dernière guerre, c’est une sorte de terrain vague plus ou moins laissé à l’abandon et qui sert de parking sauvage. Un projet louable et ambitieux, quoique peut-être non dénué d’arrière-pensées. Dès les premiers coups de pioche, aux premiers passages de pelleteuse, la haute antiquité de Marseille refait surface. Remparts, port antique et vestiges de la Massalia grecque jaillissent de la terre. Les archéologues se démènent pour récupérer ces reliques directement dans le godet des pelleteuses. L’opinion publique, puis le ministère de la Culture, dirigé par André Malraux, s’en mêlent. Gaston Defferre est furieux. « Ce n’est pas pour quatre petits cons d’archéologues que je vais renoncer à un chantier qui va transformer ma ville. » Une partie du projet immobilier est finalement abandonnée et le jardin des vestiges voit le jour.

« Avant, les archéologues se battaient pour conserver des monuments, des sites, des bouts de patrimoine, pour pouvoir transmettre aux gens ce qui est – somme toute – la manifestation physique de la mémoire du pays. Ils se battent maintenant pour leur propre survie. »

Cette fouille, effectuée au pas de charge, est l’acte de naissance de l’archéologie de sauvegarde qui deviendra archéologie préventive près de trente-cinq ans plus tard. En 1973, les archéologues fondent l’Association pour les fouilles archéologiques nationales (AFAN), une association loi de 1901 dont le but est de servir de relais au ministère de la Culture pour négocier, auprès des aménageurs, la possibilité d’effectuer des fouilles de sauvetage, les mener et les publier. Mais le système reste bancal et n’empêche pas les destructions patrimoniales et les scandales archéologiques, comme celui de Rodez où, en 1997, un projet immobilier menace de destruction d’importants vestiges. Nouvelles frondes des archéologues et du public qui se heurte au Premier ministre d’alors, Alain Juppé. Sur le terrain, la victoire sera mince. Mais quatre ans plus tard, en 2001, l’AFAN devient l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) et l’archéologie préventive, enfin adulte.

Des luttes patrimoniales aux luttes sociales
Le principe de l’archéologie préventive est simple. Là où l’archéologie de sauvetage repose sur une négociation du prix des fouilles pendant les travaux entre l’État, l’AFAN et l’aménageur, avec l’archéologie préventive, les aménageurs financent le prélèvement des données archéologiques avant même le premier coup de pioche, suivant un principe « pollueur-payeur » assez logique. En effet, si le projet d’aménagement a pour conséquence la disparition d’un bien commun à tous, il est logique que le destructeur paye pour sa fouille, son étude et sa préservation immatérielle. On pourrait alors croire à la victoire des archéologues et, de fait, leur action a définitivement ancré les vestiges archéologiques au sein du bien commun.
Mais en 2003, alors que l’INRAP, nouvellement créé, peine à faire face aux besoins, la décision est prise par le pouvoir politique d’ouvrir le domaine archéologique à la logique de marché. Une décision qui aura des conséquences funestes pour la profession. Rapidement des sociétés d’opérateurs privées se montent ou se recréent, postulent pour des opérations et les remportent à coups d’appels d’offres défiant toute concurrence. Encore une fois, les scandales archéologiques se succèdent, cette fois-ci à base de fouilles bâclées, incomplètes, brouillonnes ou simplement hâtives comme les fouilles de la Garanne (Bouches-du-Rhône), une villa romaine, fouillée en 2010 par un opérateur privé qui, à la fin de l’opération, n’a même pas pris la peine de prélever les colonnes, mosaïques et autres enduits peints, les laissant sur place à attendre le bulldozer.
Les conséquences les plus graves de cette ouverture du « marché archéologique » ne sont pas tellement pour le patrimoine. Les premières victimes de cette décision politique malavisée sont les archéologues eux-mêmes. Pour la première fois, ils se voient menacés dans leur survie économique. En effet, la course au mieux-disant a transformé leur rémunération, et leurs conditions de travail en une variable d’ajustement. Il faut fouiller vite, de plus en plus, pour faire du chiffre, obtenir les marchés et maintenir une marge viable de bénéfices. Les salaires et défraiements sont rognés petit à petit, le recours aux CDD explose, la précarité des travailleurs aussi. Pour la première fois, les luttes des archéologues glissent du terrain patrimonial au terrain social.

« C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les véritables luttes archéologiques vont apparaître. »

Un front horizontal
Le marché archéologique n’est pas un terrain adapté à la libéralisation sauvage, ainsi que le souligne en 2015 un rapport de la députée Martine Faure à la ministre de la Culture, Fleur Pellerin. « Il n’y a pas, dans le domaine de l’archéologie préventive, un “marché” en pleine expansion, ni de stabilité économique certaine. La réalité est celle d’un marché réduit. » Un marché réduit donc, qui, alors que les conditions de travail, de rémunération, de sécurité de l’emploi décroissent sensiblement depuis déjà plusieurs années, connaît un brusque resserrement à partir de 2012. Les techniciens de fouille en sont les premières victimes et la loi Patrimoine de 2016 n’a pas résolu ce nœud gordien. Comme le confirme un rapport d’évaluation de 2019 à l’Assemblée nationale, « le marché des fouilles est toujours assez tendu ».
À ces difficultés viennent s’ajouter celles provoquées par les récentes lois sur le chômage ou les retraites. La réforme du chômage en particulier est réellement problématique pour les personnels de fouille préventive. Selon le GAEL, regroupement informel d’archéologues en lutte : « En plus des difficultés matérielles et physiques, il y a dans cette réforme du chômage, une menace directe pour notre survie. C’est-à-dire que la moyenne des contrats est très courte, très inférieure à la limite des six mois nécessaire, dans la réforme, pour ouvrir des droits. Nous, archéologues, sommes condamnés à très court terme par les réformes qui viennent d’être prises. »

« Les luttes vont peu à peu donner corps au message porté par la loi Carcopino, à savoir que les archives du sol que sont les vestiges archéologiques et les connaissances qui en sont issues sont un bien commun à tous. »

Aujourd’hui, aux abois, les archéologues coordonnent leurs revendications, dans un mouvement plus horizontal que syndical. Et ces revendications vont bien au-delà de l’archéologie préventive puisqu’elles touchent aussi l’université et la recherche programmée. En effet, depuis plusieurs mois, des signaux très négatifs se sont enchaînés, et la loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) se propose de faire peu ou prou aux archéologues universitaires – ainsi qu’aux autres chercheurs – la même chose que ce que subissent déjà nombre de techniciens de fouille du secteur préventif. Le texte, selon leur analyse, aura pour conséquence une précarisation massive et une privatisation tout aussi importante de l’université. Tout y est, titularisation conditionnelle, contrats doctoraux au rabais, logique de compétitivité, mesures déjà néfastes pour la recherche universitaire au sens large, mais pouvant toucher à l’absurde dans le cas de la recherche historique ou archéologique.
Comme le secteur de l’archéologie préventive, l’archéologie universitaire risque donc de disparaître aujourd’hui, dans les quelques années qui viennent. Avant, les archéologues se battaient pour conserver des monuments, des sites, des bouts de patrimoine, pour pouvoir transmettre aux gens ce qui est – somme toute – la manifestation physique de la mémoire du pays. Ils se battent maintenant pour leur propre survie. Comme si, après avoir tout fait au siècle dernier pour éradiquer cette mémoire, l’on souhaitait, lors de ce siècle-ci, éradiquer ceux qui la portent.


Emmanuel Guillet est fouilleur bénévole et journaliste.

Cause commune n° 20 • novembre/décembre 2020