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Les mesures annoncées par le gouvernement ne sont pas à la hauteur des missions qui devraient relever de l’État. Celui-ci, de fait, reste complice de la domination masculine.

Le terme de « féminicide » a été introduit par Marcela Lagarde, anthropologue et militante féministe mexicaine, dans les années 1990 pour décrire les meurtres de femmes commis au Mexique et au Guatemala, en dénonçant à la fois « un crime de genre, misogyne, de haine contre les femmes » et « la tolérance sociale, notamment le rôle de l’État dans son impunité ». Aujourd’hui en France, journalistes, associations et collectifs (#NousToutes) reprennent ce terme à leur compte et somment le gouvernement de réagir face aux violences conjugales. Le « Grenelle contre les violences conjugales » lancé en septembre 2019 n’a, en effet, pas été à la hauteur des enjeux. Outre l’absence de nombreuses associations féministes, qui n’ont pas été invitées, cet événement n’a été qu’un coup de com’, alors que le gouvernement s’est abstenu de donner de réels moyens financiers aux associations qui prennent en charge des missions relevant pourtant de l’État depuis de nombreuses années. Force est de constater que l’analyse des violences conjugales des féministes matérialistes des années 1970 reste d’actualité quant à la complicité de l’État dans le maintien de la domination masculine. Cela n’empêche pas de dresser un bilan sur la manière dont s’établissent aujourd’hui les violences conjugales et ce qu’elles disent des rapports de classes.

La violence conjugale comme la violence de sexe
Analyser les relations entre les hommes et les femmes d’un point de vue matérialiste, c’est montrer que celles-ci ne se résument pas seulement à des différences entre les sexes mais à des hiérarchies où se joue une lutte perpétuelle entre classes de sexe. La « classe des hommes » (définie par des attributs sociaux et non biologiques) cherche à maintenir ses intérêts en tant que classe dominante. Les féministes matérialistes définissent alors le rapport d’appropriation des classes de sexe comme facteur explicatif des inégalités entre hommes et femmes. Divers facteurs assurent le maintien de cette appropriation : l’exclusion des femmes des sphères de pouvoir, le fonctionnement du marché du travail où leurs salaires demeurent nettement inférieurs à ceux des hommes, mais aussi les démonstrations de force, telles que les violences physiques, verbales, psychologiques tout comme la contrainte sexuelle – viol ou provocation. Dans Questions féministes, revue dirigée par Simone de Beauvoir, est publié en 1977 un article de la sociologue britannique Jalna Hanmer. À l’époque, les violences conjugales sont considérées comme des « faits divers » ou « anecdotiques » qui suivent une logique individuelle (ou pathologique) et non pas systémique (c’est-à-dire relevant de structures sociales sur lesquelles les politiques peuvent agir). Bien évidemment, il peut arriver qu’un homme soit battu par une femme mais cela ne renvoie pas à une réalité statistique, c’est-à-dire un fait répandu et majoritaire. L’auteure définit d’ailleurs la violence comme « tous les comportements qui visent à obtenir une soumission », ce qui inscrit bien les violences conjugales dans des rapports de domination et qui nécessite de les penser du point de vue des femmes.

« Les violences de sexe, parmi lesquelles se situent les violences conjugales, ne s’expriment pas de la même manièreen fonction de la classe d’appartenance, même si elles traversent l’ensemble de la société. »

« Le fait que de nombreux maris ne battent pas leur femme et que les hommes n’attaquent pas les femmes dans la rue ne constitue pas une preuve que ces agressions ne sont pas pratiques courantes. » En effet, en comparant la violence des femmes avec la période esclavagiste dans le sud des États-Unis d’Amérique où les esclaves noirs cherchaient de « bons Blancs » afin de les protéger (« l’ange blanc »), Jalna Hanmer montre que l’efficacité de la violence ne se mesure pas au fait que chaque homme blanc doit battre un homme ou une femme noire mais qu’il peut le faire : « La menace ne constituant jamais un moyen de pression secondaire ou résiduel mais, au contraire, les fondations premières des structures hiérarchiques, la sanction ultime qui soutient toutes les autres formes de contrôle. »

« Les aides accordées aux associations et centres d’hébergement d’urgence restent largement insuffisantes : quelques millions d’euros alors qu’il faudrait un milliard. »

Or, dans cette perspective, l’État représente bien les intérêts du groupe des dominants en ne permettant pas aux femmes d’être indépendantes vis-à-vis de leur conjoint mais aussi en les rendant également dépendantes des aides sociales. À cela s’ajoute un traitement différencié entre hommes et femmes par la loi et l’appareil judiciaire, la femme devant, par exemple, elle-même fournir la preuve des violences subies, comme dans le cas d’une ordonnance de protection (OP), c’est-à-dire une mesure de protection d’urgence pour être sécurisée vis-à-vis d’un conjoint violent. C’est à la victime de prouver qu’il y a à la fois danger (c’est-à-dire répétitivité des faits) et violence (excluant les violences psychologiques). Alors que ce n’est pas obligatoire, dans les faits, une femme aura plus de chance d’obtenir une OP si elle a une plainte détaillée et un certificat médical circonstancié, si possible d’une unité médico-judiciaire. En outre, les OP ne sont parfois tout bonnement pas délivrées par les juges, par peur que les femmes « ne profitent du système » en les utilisant dans le cas de conflits de garde et de divorce. À cela s’ajoutent les difficultés de logement pour quitter le domicile conjugal (là aussi, pourquoi ne serait-ce pas aux hommes de faire l’objet d’une prise en charge ?). Cette complexification des démarches renforce les inégalités de classes, toutes les femmes n’étant pas égales face aux procédures.

Vis-à-vis des différences de classes sociales, étendre les protections collectives
L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) menée au début des années 2000 indique qu’il n’y a pas de lien entre la profession et l’occurrence des violences conjugales. De la même manière, il a été prouvé que le niveau de diplôme ne protège pas des violences. Cependant, plus que la profession, les femmes sujettes à l’instabilité professionnelle et à la précarité affrontent plus souvent des situations de violences par rapport aux femmes en emploi stable. Cela vaut également pour celles qui travaillent à temps partiel, en comparaison avec les femmes travaillant à temps plein, ce qui se confirme via des enquêtes outre-Atlantique qui démontrent que les violences conjugales sont bien corrélées à la pauvreté. Or les risques d’être confrontée à la précarité sont bien inégalement répartis en fonction des classes sociales : les ouvrières et les employées étant davantage touchées par le chômage que les cadres. De la même manière, les femmes qui subissent de la violence au travail ont un taux global de violences conjugales environ deux fois plus élevé que les autres actives en couple, et c’est parmi les femmes qui subissent du harcèlement ou des agressions sexuels au travail que le cumul entre les sphères est le plus important.
Toutefois, les violences conjugales ne recoupent pas exactement les divisions de classe au sein de la société. Par exemple les femmes cadres, comme les ouvrières, sont moins confrontées aux violences psychologiques mais se retrouvent plus souvent dans des situations « graves » concernant les violences conjugales. À cela on peut ajouter que dans des ménages composés de deux cadres, les hommes en situation de haute responsabilité ont tendance à être plus violents physiquement avec leur conjointe, du fait qu’ils ont l’habitude d’exercer leur autorité dans leur sphère salariée et d’être en position de pouvoir. Les violences de sexe, parmi lesquelles se situent les violences conjugales, ne s’expriment donc pas de la même manière en fonction de la classe d’appartenance, même si elles traversent l’ensemble de la société.

« Si le principe de la Sécurité sociale a permis, en partie, d’enrayer les logiques capitalistes, il peut être également pensé comme une manière d’affaiblir le patriarcat. »

Enfin, alors que la moitié des violences déclarées par les femmes est toujours le fait de conjoint ou d’ex-conjoint, l’accent a été mis ces dernières années sur la répression « du harcèlement de rue » qui, bien que réel, n’est pas la source principale des violences faites aux femmes. Les mesures annoncées en 2017 et 2018 par la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, en collaboration avec le ministre de l’Intérieur, ont surtout eu pour conséquence de stigmatiser une partie des classes populaires au détriment d’une prise en compte systémique de l’oppression de sexe. En visant la rue comme lieu de pénalisation, la justice a visé principalement ceux qui l’occupent de manière visible, c’est-à-dire les jeunes hommes de classes populaires. Dans le même temps, les aides accordées aux associations et centres d’hébergement d’urgence restent largement insuffisantes : quelques millions d’euros alors qu’il faudrait un milliard. Ceci renvoie également à une certaine dépolitisation de ce qui est considéré comme « relevant du cercle privé » et que l’État ne cherche toujours pas à investir pleinement.

« La complexification des démarches renforce les inégalités de classes, toutes les femmes n’étant pas égales face aux procédures. »

Alors que la vieillesse, la maladie ou le chômage sont considérés comme un risque, c’est-à-dire soumis à une couverture collective (les malades ne paient pas de cotisations plus élevées que les non malades), la violence conjugale n’est pas considérée comme un risque « social », mais privé. Le système de protection est de ce fait renvoyé à la charité (c’est-à-dire assuré par le bénévolat, des réseaux de proximité, des associations dont les budgets demeurent instables) et l’assistance au financement par l’impôt plutôt que par une logique contributive (cotisations). À l’heure où le gouvernement remet en cause le système de répartition des retraites, il faudrait à l’inverse étendre les champs d’intervention de la Sécurité sociale aux violences conjugales. Les associations sont, depuis les années 1970, les seules à s’occuper de la prise en charge tant matérielle, psychologique et juridique des femmes battues, les gouvernements successifs n’ayant jamais créé de structures d’État appropriées sur l’ensemble du territoire, ou intégré cette problématique aux protections collectives. Si le principe de la Sécurité sociale a permis, en partie, d’enrayer les logiques capitalistes, il peut être également pensé comme une manière d’affaiblir le patriarcat. l

Maeva Durand est doctorante en sociologie.

Cause commune n° 14/15 • janvier/février 2020