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Nous discuterons l’ouvrage de Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie publié en 2018 et traduit la même année en français. Le livre veut être une défense de la « démocratie libérale » menacée par la « démocratie antilibérale ».

Qu’est-ce que la démocratie pour Yascha Mounk ? « Un ensemble d’institutions électorales obligatoires qui traduit dans les faits la volonté populaire. » Le libéralisme ? Des « institutions [qui] protègent dans les faits l’État de droit et garantissent les libertés individuelles ». Le risque ? « Que la démocratie et le libéralisme puissent un jour entrer en opposition », la volonté populaire détruisant institutions et libertés fondamentales.

Libéralisme antidémocratique, démocratie antilibérale
Tout ceci ressemble à première vue au thème libéral classique : la tyrannie de la majorité. Une décision majoritaire peut parfaitement être injuste, c’est-à-dire porter atteinte aux droits fondamentaux d’individus ou de groupes sociaux. Ainsi une majorité religieuse pourrait décider démocratiquement d’opprimer une minorité religieuse. Yasha Mounk s’inscrit dans cette tradition. Son originalité est d’ajouter à ce risque de démocratie antilibérale le risque d’un libéralisme antidémocratique « malgré des élections régulières et ouvertes ». L’Union européenne, mais aussi l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest sont proposées comme des exemples de ce libéralisme antidémocratique où « le système penche tellement vers le profit des élites que les élections ne servent plus que rarement à traduire la volonté du peuple en politique publique ». Il ajoute que ces deux menaces contemporaines sont les deux faces d’une même pièce, « l’ascension des populismes » nourrissant « le règne des technocrates » et vice et versa. « Les préférences des électeurs sont de plus en plus antilibérales », « les élites se sont emparées du système politique et l’ont rendu de plus en plus sourd ». Le face-à-face Macron/Le Pen est l’incarnation française de ce phénomène devenu mondial.

« Ces deux menaces contemporaines sont les deux faces d’une même pièce, “l’ascension des populismes” nourrissant “le règne des technocrates” et vice et versa. »

Pour Yasha Mounk, la démocratie antilibérale, le populisme se caractérise moins par le contenu de ses politiques que par une certaine idée de la politique, qu’il résume en trois formules.
1. « La politique est simple (et qui n’est pas d’accord est un traître) ». La simplicité (le simplisme) de Trump aurait plu aux électeurs, tandis que la complexité de Hillary Clinton aurait joué contre elle. Peut-être. Mais, là encore, le libéralisme ne s’est-il pas illustré, des décennies durant, par le même type de simplisme ? Il suffisait en effet, nous assurait-on, de réduire les impôts des plus riches pour voir la richesse ruisseler jusqu’en bas de la société. Il suffisait de réduire les budgets du service public pour que la croissance se porte au mieux. Le libéralisme des quarante dernières années, celui des Clinton, mari et femme, pourrait se formuler ainsi : « La politique est simple (et qui n’est pas d’accord est trop idiot pour comprendre les lois naturelles de l’économie). »
2. « Nous sommes votre voix (et tous les autres sont des traîtres) ». « Je suis votre voix », dit Trump. Et ceci va de pair avec une critique morale des opposants. La politique est conçue de façon absolument réductrice : l’opposition de la sincérité à la corruption, à la trahison et à l’égoïsme des élites, qui auraient vendu le pays, etc. Il n’y a plus de débat d’idées, plus de conceptions du monde qui s’affrontent au moyen d’arguments, mais seulement des gentils (Trump) et des méchants (Clinton). L’élection n’est plus que le moyen de remplacer les malhonnêtes par les honnêtes. On regrettera avec l’auteur cette dégradation de l’espace public. Mais nous pensons que le libéralisme en est largement responsable. Bien trop souvent, il ridiculise et ringardise ses oppositions au lieu de discuter leurs arguments. Refuse-t-on une réforme libérale (diminution de l’assurance chômage, baisse des pensions de retraite, « modernisation » de l’hôpital, etc.) ? C’est d’abord qu’on est trop idiot pour en comprendre la nécessité, malgré les efforts de « pédagogie » des gouvernants. On est bientôt repeint en « conservateur », refusant la « modernité », en tenant d’un « corporatisme » étroit, en défenseur de « privilèges » honteux, en « égoïste » insensible au sort des générations futures… L’éditorialiste libéral, en France, aime à parler de « grogne sociale ». Est-il besoin de rappeler que « grogner » se dit du « cochon » ? Bref, il ne semble pas que les libéraux aient davantage pris soin de l’espace public que lesdits « populistes ». Le libéralisme peut se formuler ainsi : « Nous sommes la voix de la raison (et tous les autres sont des idiots et/ou des égoïstes privilégiés). »

« Le libéralisme peut se formuler ainsi : “Nous sommes la voix de la raison (et tous les autres sont des idiots et/ou des égoïstes privilégiés).” »

3. « Le peuple décide (de faire ce qu’il veut). » Et rien ne garantit qu’il veut le bien. Yasha Mounk mentionne l’exemple de la votation suisse de 2009 ayant conduit à interdire la construction d’un minaret. Mais rien n’empêche de penser des « référendums d’initiative populaire » encadrés, qui visent seulement à conquérir de nouveaux droits et non à en remettre en cause (c’est une proposition du Parti communiste français). Rien ne garantit, ensuite, la compétence du peuple, si bien que, face à la complexité de notre monde, « certains aspects du libéralisme antidémocratique sont difficiles à éviter ». Plus de démocratie cependant ne signifie pas moins d’expertise. Le peuple a absolument besoin d’experts pour le conseiller. Mais les experts ne doivent pas commander. Il faut inventer des formes d’implication citoyenne liées à l’expertise scientifique : le sondage délibératif de James Fischkin, des référendums avec journées banalisées pour en discuter sur les lieux de travail, etc. Il ne faut pas caricaturer l’idée d’une réappropriation populaire du politique ; il ne s’agit pas de mettre les compétences à la porte et d’ouvrir une assemblée générale permanente, façon « comité de lutte », pour gérer un pays. En revanche, la tendance des libéraux à contourner les décisions populaires (non-respect du référendum de 2005 en France, mise au point de dirigeants européens : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ») nourrit la démocratie antilibérale et décrédibilise les institutions aux yeux du plus grand nombre : « Pourquoi respecter des formes politiques sourdes à nos revendications, monopolisées par des couches sociales privilégiées habitant dans un autre monde que le nôtre ? » La formule décrivant le libéralisme pourrait être : « Je décide à la place du peuple (et je m’étonne que ce peuple éprouve de plus en plus de ressentiment à mon égard). »

« Il faut inventer des formes d’implications citoyennes liées à l’expertise scientifique : le sondage délibératif de James Fischkin, des référendums avec journées banalisées pour en discuter sur les lieux de travail, etc. »

Consolider la démocratie
Alors comment consolider la démocratie pour éviter le piège de la démocratie antilibérale ? En domestiquant le nationalisme, en réparant l’économie, propose Yascha Mounk. Nous le suivons sur tous ces points, en y ajoutant l’indispensable démocratisation des institutions politiques.
Seulement, sur quelles forces sociales va-t-on s’appuyer pour réaliser ces réformes indispensables ? Qui a intérêt à un régime fiscal plus juste ? Qui a intérêt à un « État-providence moderne » ? Qui veut un « travail sensé » ? On peut toujours en appeler au sens des responsabilités des libéraux, en leur rappelant, ce qui est très juste, que la répartition des richesses « n’est pas qu’une question de justice distributive, [mais] elle est une question de stabilité politique ». Nous n’y croyons guère. Pas de politique pour le peuple sans le peuple.

« De sérieuses “évolutions révolutionnaires” (Jaurès). C’est le prix de la consolidation de la démocratie, c’est le prix pour une sortie du libéralisme antidémocratique qui ne passe pas par la démocratie antilibérale.  »

Tout ceci nous amène assez loin cependant du libéralisme vers les rivages d’un autre courant de pensée qu’on pourrait nommer socialisme ou communisme, façon XXIe siècle. Car « réparer l’économie » ne veut rien dire d’autre qu’engager un certain nombre de ruptures avec les logiques capitalistes. Le grand soir ? Non mais de sérieuses « évolutions révolutionnaires » (Jaurès). C’est le prix de la consolidation de la démocratie, c’est le prix pour une sortie du libéralisme antidémocratique qui ne passe pas par la démocratie antilibérale.

Florian Gulli est philosophe. Il est membre du comité de rédaction de Cause commune.

Cause commune n° 18 • juillet/août 2020